Au moment du carême, on dit souvent qu’il faut — au moins pour quarante jours — mettre de côté le superflu pour ne garder que l’essentiel. Mais personne ne demande à quiconque de se passer de l’essentiel. Or, c’est précisément ce que fait Jésus dans l’évangile de ce dimanche. Au moment d’envoyer les Douze en mission, non seulement il ne leur donne rien en plus de ce qu’ils ont déjà, mais il leur enlève même le peu qu’ils possèdent. Pour le temps de la mission, leur tenue devra se résumer à un vêtement unique, à une ceinture, à une paire de sandales et à un bâton ; la mission commence par le renoncement à ces biens de première nécessité que sont la nourriture, l’argent, le sac qui conserve et le vêtement de rechange qui permet de rester propre. Autrement dit, les Douze doivent partir pour plusieurs jours comme s’ils ne partaient que pour quelques heures — bref, en se passant, dès le début, de l’indispensable.
Connaître la dépendance
Si ces consignes nous dérangent, c’est que Jésus nous pousse, nous aussi, dans nos retranchements naturels et culturels. Au cours des derniers siècles, notre société a donné à l’indépendance une valeur de plus en plus grande. L’homme accompli, le modèle de la Modernité, c’est le self-made-man : celui qui n’a hérité de personne, qui n’a pu compter que sur lui dans la vie, et qui n’a besoin de personne (avec ou sans Harley-Davidson). Logiquement, ce modèle a conduit à mettre de plus en plus en doute la dignité de la vie de la personne dépendante : devoir compter sur autrui pour sa vie quotidienne, n’est-ce pas dégradant ? Nous faisons partie de cette société, et moi aussi, spontanément, je me fais fort d’être indépendant, j’en suis fier, et je redoute de cesser de l’être.
Ce n’est pas la pauvreté pour la pauvreté que Jésus attend de ses disciples, mais l’audace et la confiance à laquelle la pauvreté oblige. Avec la pauvreté vient la dépendance, et une certaine honte : il veut que les Douze la connaissent, pour ne plus mépriser ceux qu’ils rencontreront et qui subissent chaque jour la pauvreté non choisie. Avec la dépendance vient la nécessité de demander à autrui l’indispensable : il veut que les Douze osent se mettre à la merci des passants, et qu’ils découvrent qu’ils n’ont pas le monopole de la bonté. Avec l’hospitalité reçue vient la gratitude : il veut qu’elle s’enracine dans la mémoire des Douze.
Partir à la rencontre
Ainsi, le maître-mot de la mission telle que Jésus la demande aux Douze, c’est la rencontre. D’abord, la rencontre à l’intérieur du duo d’apôtres. Saint Marc précise que Jésus les envoya deux par deux, sans préciser s’il a conservé les fratries (Pierre et André, Jacques et Jean…) ou s’il a mélangé aléatoirement les apôtres, pour les forcer à mieux se découvrir mutuellement… Envoyés deux par deux, les apôtres regarderont d’abord leur binôme comme une bouche à nourrir, puis comme un compagnon de route, puis comme un frère, au-delà des liens du sang. Ensuite, la rencontre avec les habitants, les possédés et les malades qu’ils croiseront sur leur chemin.
Jésus ne veut pas que les Douze se comportent en experts exorcistes, mais comme des pauvres qui reçoivent autant qu’ils donnent, de manière gratuite et désintéressée. Enfin, c’est de la rencontre avec la Providence qu’il est question. La vraie Providence est une réalité concrète, tangible, palpable : vivre la mission dans l’économie des moyens, c’est redécouvrir que c’est Dieu seul qui est le maître de la mission.
Amour et vérité
Au moment d’envoyer les Douze, Jésus n’a pas entonné La Victoire en chantant, mais j’imagine qu’il a pu chanter avec eux, une fois de plus, le psaume 84, qui nous est donné ce dimanche : « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent… » Là aussi, de manière poétique, il est question d’une rencontre qui change tout. Quand il rencontre la vérité, l’amour cesse d’être égocentrique, tourné vers la seule émotion ; quand elle rencontre l’amour, la vérité cesse d’être égocentrique, tournée vers la seule exactitude. L’amour et la vérité se libèrent mutuellement en se rencontrant. L’amour qui rencontre la vérité, peut-être est-ce la définition de la Providence ? Ou, pour employer un autre mot, qui lui est synonyme : peut-être est-ce cela, la grâce ?
Chant du départ, le verset du psaume 84 peut aussi être un chant du retour. Après la mission, après la peur dépassée, après toutes les rencontres, nous pouvons le chanter à nouveau et découvrir combien il nous a porté et soutenu dans toutes nos rencontres. À la fin du film Le Festin de Babette, il y a une scène magnifique, à partir de ce petit verset. La servante française d’un duo de deux sœurs danoises, vieilles dames austères dans un petit village du Jutland, donne un repas extraordinaire pour un petit cercle de convives. Ce repas fait remonter à la surface tant de souvenirs, et il guérit et apaise les cœurs. Enfin, un général en retraite, jadis l’amoureux éconduit d’une des deux sœurs, prend la parole et déclare : « L’amour et la vérité se sont rencontrés ; la justice et la joie vont s’embrasser. L’homme, dans sa faiblesse, se croit obligé de faire des choix, et il tremble à l’idée de prendre tant de risques. Mais vient le moment où enfin nos yeux s’ouvrent, et où nous réalisons que la grâce est infinie. Il suffit de l’attendre avec patience, et de la recevoir avec gratitude. La grâce n’impose aucune condition. Et voilà : tout ce que nous avons choisi nous est donné, et tous ce que nous avons rejeté, cela aussi nous est donné. Oui, même ce que nous avons refusé nous est redonné. L’amour et la vérité se sont rencontrés ; la justice et la joie vont s’embrasser. » Que notre gratitude en la grâce de Dieu récapitule toutes nos rencontres !
Lectures du 15e dimanche du temps ordinaire