Tandis que coule le IXe siècle et que disparaissent, sous les coups des pillards vikings et hongrois, les dernières traces de la "renaissance carolingienne" initiée sous Charlemagne, de petits seigneurs, sans plus aucune autorité supérieure pour leur en imposer, se muent chez eux en minuscules tyrans. Entourés de flatteurs obséquieux prêts à les servir jusque dans leurs basses œuvres, ils imposent leur loi qui tient trop souvent du caprice cruel. Parce qu’il a grandi dans ce milieu, le fils du sire d’Argences, près de Saint-Hilaire-du-Harcouët en Normandie, n’a qu’un désir à l’approche de l’âge adulte : ne plus être complice de tant de vilénies. Il se nomme Berthevin, prénom germanique signifiant "brillant vainqueur", déformé parfois en Brévin. Admis dans la cléricature, le garçon a reçu le diaconat mais, peut-être parce que le dégoût le gagne au spectacle des turpitudes humaines qui n’épargnent pas même l’Église, il renonce au sacerdoce et choisi de s’éloigner des terres familiales pour se retirer dans la solitude et vivre en ermite.
Ermite et enseignant
Ainsi arrive-t-il, à quelques cent kilomètres de chez lui, au bord du ruisseau du Vicoin, en Mayenne, et s’installe dans une grotte haut perchée au-dessus du cours d’eau, sans doute un ancien lieu de culte druidique où il entend passer sa vie dans la solitude et la prière, ne s’arrachant à ses pieuses occupations que pour imposer les mains aux malades ou catéchiser les enfants des environs. Près de là vit le sire de Bélaillé, dont la motte fortifiée et les moulins contrôlent le cours de la Mayenne — là où d’ici deux siècles s’élèvera la ville de Laval. Le chevalier entend parler de Berthevin, jeune homme pieux et érudit, de bonne famille, qui serait mieux à sa place à la cour du seigneur que dans sa caverne. Bélaillé a des fils pour lesquels il voudrait un précepteur, espèce devenue à peu près introuvable car les lettrés ont quasiment disparu.
Berthevin est un enseignant patient et compétent, aimé de ses élèves.
Berthevin accepte la place, dans l’illusion d’éduquer convenablement les rejetons seigneuriaux en passe de devenir aussi mauvais que tous ceux de leur milieu. Au début, tout va bien : Berthevin est un enseignant patient et compétent, aimé de ses élèves et se montre de si bon conseil que le sire de Bélaillé, conquis, lui confie la surintendance de ses biens. Cette élévation fait des envieux, d’autant que Berthevin, n’oubliant pas ses responsabilités cléricales, prétend amender les mœurs de ceux désormais sous ses ordres, notamment en ce qui concerne la morale sexuelle. Une sourde colère enfle contre ce diacre insupportable qui s’avise de faire la leçon à tout le monde.
Percé de coups de dague
Quelqu’un a l’idée, alors, de le compromettre de telle manière qu’il ne pourra jamais plus se poser en donneur de leçons. Il se trouve que la dame de Belaillé, mère des élèves de Berthevin, est fort jolie, et bien plus jeune que son époux. Il se trouve aussi que le précepteur intendant est beau garçon… Ne suffirait-il pas de prétendre que l’assiduité de la dame à assister aux leçons de ses fils s’explique par la trouble attirance éprouvée envers le professeur ? Dans l’idée des calomniateurs, il s’agit d’obtenir la disgrâce et le renvoi de Berthevin, rien de plus, mais c’est compter sans la folle jalousie du mari. Sans s’interroger sur la crédibilité du dénonciateur et le bien-fondé de ses soupçons, Belaillé envoie ses hommes de main à l’ermitage de Berthevin avec ordre de tuer le coquin qui a osé abuser de l’épouse de son seigneur.
On ne laisse pas au malheureux loisir de s’expliquer : percé de coups de dagues, Berthevin est précipité de la falaise où il habite dans le Vicoin qui coule en dessous. Les rives en sont envahies de végétation en ce début d’été, de sorte qu’il faudra du temps avant de retrouver son corps, ou ce qu’il en restera quand les bêtes sauvages se seront nourries…
Le cadavre de l’innocent calomnié
L’histoire pourrait s’achever ainsi et ce crime demeurer impuni si, à la même heure, à Parigny dans la Manche, village natal de Berthevin, la dame du pays, qui se trouve être sa marraine, n’avait la révélation miraculeuse du drame ; elle reçoit alors l’ordre céleste d’aller récupérer la dépouille mortelle de son filleul et de la faire inhumer dans l’église de Parigny où il fut baptisé.
C’est chose vite faite, les génisses qui tirent l’attelage retrouvant miraculeusement le cadavre de l’innocent calomnié, qu’elles ramènent chez lui. En route, l’escorte croise une chasse en train de poursuivre une biche ; l’animal aux abois se réfugie sous le cercueil de Berthevin, qui devient asile inviolable, de sorte qu’il faut le gracier. L’endroit prendra le nom de Saint-Berthevin-la-Tannière, tandis qu’autour de l’ermitage du jeune clerc se bâtira le village de Saint-Berthevin-lès-Laval où l’on vénéra jusqu’au début du XXe siècle ses reliques réputées guérisseuses, tout comme l’eau de la fontaine qu’il avait fait jaillir pour se désaltérer. Quant à la dépouille de Berthevin, elle repose dans la cathédrale de Lisieux où elle fut installée au Moyen Âge.