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Roméo Brosseau, fossoyeur et catholique : “Mon métier est un memento mori permanent”

Roméo Brosseau et son épouse

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Morgane Afif - publié le 07/07/24
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Roméo Brosseau, 50 ans, a repris depuis 2007 la marbrerie Paul Favre, fondée en 1914 à Lyon. Artisan marbrier funéraire et depuis peu, transporteur de corps, il témoigne pour Aleteia de son métier loin du commun des mortels.

Le téléphone sonne deux fois. Roméo décroche, un sourire dans une voix jeune où le soleil chante. Son métier, à première vue, n’a pourtant rien de joyeux : il travaille dans les cimetières. Une oeuvre de miséricorde dans cette vie passée à ensevelir les morts. Roméo Brosseau a tout juste 50 ans. Marié, père de quatre enfants et jeune grand-père deux fois, il se présente en précisant, un brin de fierté dans la voix : “Nous fêterons nos 30 ans de mariage l’année prochaine avec ma femme, on a déjà marié deux de nos filles !”.

Aleteia : Comment devient-on marbrier funéraire ?
Roméo Brosseau :
On ne se réveille pas un matin, enfant, en se disant : “tiens je vais devenir croque-mort !” On se retrouve là souvent par hasard, par un concours de circonstances ou par une histoire familiale. Dans mon cas, j’ai repris avec ma femme en 2007 l’entreprise familiale Paul Favre que tenait sa tante. J’étais jusqu’alors ingénieur commercial dans les télécoms. La tante de ma femme a pris sa retraite et s’est tournée vers la famille pour savoir si quelqu’un était interessé par l’idée de reprendre la marbrerie, sans quoi, elle fermerait l’entreprise. Nous avons réfléchi avec ma femme, qui est l’arrière-petite-fille du fondateur, et nous nous sommes dit que ce serait trop bête de laisser cette entreprise fermer. Ma boîte me proposait un poste à Paris alors que nous voulions rester à Lyon, c'est donc tombé au bon moment. J’ai quitté mon travail et nous nous sommes lancés tous les deux, ensemble. Elle est au magasin et au bureau, moi, sur le terrain comme marbrier et fleuriste, puisque nous nous occupons aussi de l’entretien des tombes. Est ensuite venu le fossoyage, qui consiste à creuser les fosses pour les enterrements. Il fallait dépoussiérer l’entreprise et nous sommes arrivés avec un regard nouveau sur le métier, notre expérience et nos diplômes qui nous ont donné de nouvelles cartes pour développer la marbrerie qui, depuis, a doublé et est devenue prospère. 

Est-ce une entreprise comme une autre ? 
Comme une autre, je ne pense pas, car ça reste une entreprise très familiale. L’ambiance est très conviviale, avec ses petites traditions telles que le casse-croûte à 9h30 le matin, comme le font les entreprises du bâtiment. Aujourd’hui, nous avons trois salariés en plus de ma femme et moi sur la partie marbrerie. C’est un terme générique qui consiste à s’occuper de toutes les opérations qui se déroulent dans le cimetière, depuis le démontage des monuments, le creusement de la fosse pour les enterrements, l’ouverture et la fermeture des caveaux, leur  construction, la pose de monuments neufs, la rénovation de monuments anciens et la gravure pour les familles. C’est aussi toute la partie fleurissement, tout au long de l’année avec un pic d’activité traditionnel à la Toussaint avec les chrysanthèmes, les cyclamens et les bruyères, même si l’usage se perd d’année en année. 

C’est donc un métier de terrain ? 
Ah oui ! Il n’y a pas vraiment de formation, ni de diplôme, d’ailleurs, c’est un métier qui s’apprend dans le dur. On est dehors tous les jours, il y a une certaine forme de rusticité dans ce métier, puisqu’il faut être à l’épreuve de la météo, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige ou en temps de canicule. Le transport de corps, lui, consiste à aller chercher le corps au domicile, à l'ehpad ou l’hôpital, sur le lieu du décès, pour le transporter dans le lieu choisi par la famille, que ce soit une chambre funéraire ou une chapelle ardente. On emmène ensuite le défunt jusqu’au lieu de la cérémonie en fournissant le corbillard et les équipes de porteurs, sans organiser les obsèques, car c’est le rôle des pompes funèbres.

Vous semblez très paisible face à la mort et à la mort dans ses effets charnels, est-ce dû à votre métier et au regard professionnel que vous portez sur elle ou à votre foi ? 
Les deux ! Je travaille avec des ouvriers qui ne sont pas tous catholiques, loin de là. Mais pour eux aussi, leur métier a du sens et nécessite une certaine solidité et une densité humaine pour aider les familles à porter le poids de leur chagrin. Je suis aussi porté par l’espérance puisque, je parle pour moi, je sais que la vie ne s’arrête pas là, et pas comme ça, car c’est juste le corps qui est mort alors que l’âme n’est plus là. La foi est un rempart pour ne pas sombrer dans une forme de noirceur ou de tristesse sombre, ce qui n’empêche pas la compassion pour les familles, bien sûr. On voit la mort, qui est devenue tabou, on la voit tous les jours. Quand on creuse pour réaliser des exhumations ou des réductions de corps, des réunions d’ossements, on est immédiatement confronté aux effets de la mort sur le corps humain et à ce “tu retourneras à la poussière”, dont nous sommes les témoins. Lors de la mise en bière, on touche le corps du défunt, on est projeté  face à cette réalité de la mort. C’est un memento mori permanent comme dans le Saint Jérôme écrivant de Caravage et dans les vanités du XVIIe siècle. 

Comment faire face à cette partie très concrète du métier ? Peut-on s’y habituer ? Cela vous affecte-t-il ?
Sur la partie transport de corps, on est face au défunt qui vient de mourir, le matin, la veille ou quelques jours plus tôt. La loi permet, pour faire de la place dans les cimetières, qu’au bout de cinq ans soit opérée une réduction de corps pour faire de la place. Cinq ans, c’est peu, car la décomposition des corps intervient plus ou moins rapidement et dépend de plusieurs facteurs. Hélas, on tombe parfois sur des mauvaises surprises quand les corps n’ont pas terminé leur décomposition. Quand il n’y a que des ossements, tout se passe bien et on est assez serein. Quand ce n’est pas le cas, on est vraiment face au côté repoussant et on peut, c’est vrai, avoir un mouvement de recul mais le regard professionnel permet de prendre de la distance pour ne pas se laisser trop atteindre. Ce sont des personnes que l’on ne connaît pas, il n’y a donc pas d’émotion personnelle liée à ce qu’on va voir. 

Vous arrivez, alors, à ne pas être habité par ces images violentes ?
Il y a une forme d’oubli spontané : l’habitude en a fait quelque chose de naturel. Ensevelir les corps, déplacer les corps, regrouper les ossements, tout ça il faut le faire, il faut des gens pour le faire et c’est nous qui le faisons, car c’est notre métier. Comme un médecin légiste, un thanatopracteur ou n’importe quel métier en lien avec la mort, on garde un regard professionnel et respectueux, tout en étant habitué à cela.

Lors du jubilé de la miséricorde, le pape François a présenté sept œuvres de miséricorde. Parmi elles, l’ensevelissement des morts : est-ce que cela vous rejoint dans votre vision de votre métier et dans votre manière de travailler ?
Oui, bien sûr. Je n’ai pas choisi ce métier pour ça, car ceux qui se retrouvent dans ce métier y arrivent souvent par hasard. Une fois qu’on est dedans, en revanche, il prend tout son sens quand on réalise que c’est une des sept œuvres de miséricorde. Mon métier devient ainsi un chemin de sanctification. J’ai souvent en tête l’arrivée des saintes femmes au matin de Pâques : “Qui nous roulera la pierre ?” (Mc 16, 3) se demandent-elles. Et bien, c’est nous, les marbriers ! C’est un métier finalement très présent dans les Écritures. 

Est-ce un métier difficile ? 
Physiquement, oui, parce qu’on travaille dehors toute l’année, par tous les temps. Psychologiquement, il faut aussi être solide et équilibré pour ne pas se laisser embarquer par une forme de déprime. J’ai un salarié qui a démissionné car psychologiquement, le métier l’affectait trop, donc il est parti. Ce n’est d’ailleurs pas un métier reconnu à sa juste valeur et tous les employeurs ne sont pas toujours scrupuleux avec leurs salariés. Comme beaucoup de métiers manuels, ce n’est pas reconnu comme ça devrait l’être quand on prend en compte la pénibilité. 

Peut-on être léger et joyeux dans sa vie quotidienne quand on fait ce métier ? 
(Rires) Oui bien sûr ! Tous les matins, quand je me réveille, je rends grâce en constatant : “Merci mon Dieu ! Quelle chance d’être en vie !” Chaque jour nous est donné par le bon Dieu et chaque vie est un don. Ce métier aide à relativiser entre ce qui est grave et ce qui ne l’est pas et à traverser plus paisiblement les épreuves et les tracas. Ça permet aussi de relativiser la gravité de la mort : elle touche tout le monde, sans justice apparente et indistinctement. La mort est un mystère qui nous rend plus humbles : “Nul ne sait ni le jour, ni l’heure”. Je suis plus paisible face à ma mort, qui ne m’appartient pas : je ne peux que m’en remettre à la Providence et à la miséricorde divine.

Avez-vous constaté un glissement dans le rapport à la mort au sein de la société ?
Aujourd’hui, on veut occulter la mort, y compris dans une dimension hygiéniste, avec la montée de la crémation. Les gens sont terrorisés par l’idée de la décomposition de leur corps. De la même manière qu’on veut pouvoir choisir la date et l’heure de sa mort, on veut pouvoir choisir la façon dont son corps va disparaître. L’histoire familiale elle-même se brise avec la disparition des corps alors que le cimetière n’est plus nécessairement le lieu du repos et de l’attente, comme on le voit à l’étranger avec la dispersion des cendres ou l’humisation. On efface même les lieux de sépulture et les monuments funéraires en se mettant au pied d’un arbre ou d’un rosier : il ne reste alors plus rien. Dans les années à venir, les généalogistes auront beaucoup plus de mal à reconstituer les filiations, alors même que la filiation raconte notre histoire, puisqu’on ne retrouvera plus dans les cimetières la trace des familles. 

Quelle place tient votre foi dans votre vie et votre travail ? 
La première ! La foi est le ciment de notre famille, la grâce de notre mariage : autour de nous, les couples qui n’ont pas la foi se défont, alors que nous célébrons nos 30 ans de mariage. L’espérance prend le contrepied du monde et donne à nos enfants une profondeur qui les distingue, dans la générosité et le sens du service. Au travail, nous n’avons jamais caché le fait que nous sommes catholiques pratiquants. C’est aussi ce qui nous distingue : la foi qui nous habite manifeste, je pense, une plus grande profondeur, un soutien spirituel et une densité chrétienne à l’accompagnement des familles en deuil. 

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