"Votre fils est mort", déclare-t-on sans ambages au grand chef Angelo To Puira, ce matin de juillet 1945. Angelo, l’une des autorités tribales suprêmes de Papouasie-Nouvelle-Guinée, vient s’enquérir de la libération de son cadet, Peter, emprisonné pour deux mois par les Japonais qui occupent le pays depuis 1942. Son fils est accusé de s’être opposé à la nouvelle législation nippone rétablissant la polygamie. Quand il dit que Peter était en parfaite santé, que ce décès est suspect, on lui répond qu’il a été victime d’un malaise soudain et fatal. Puis l’on se décide à restituer le corps, revêtu de ses habits du dimanche réclamés l’avant-veille à sa mère. Maria se souvient des derniers mots de son fils : "Ils m’ont dit qu’un médecin allait venir, mais je ne suis pas malade. Maman, cela sent l’embrouille… S’il te plaît, apporte-moi mes beaux vêtements : je dois être bien habillé pour me présenter à la porte du Ciel."
Le poison n’a pas agi
Il ne faudra pas longtemps pour comprendre que Peter a été exécuté, évitant ainsi de le libérer et le laisser rentrer chez lui prêcher la résistance morale à ses compatriotes. Plus tard, les langues se délieront : les Japonais ne voulant pas de scandale, le fameux médecin a fait une injection létale destinée à tuer en quelques minutes sans laisser de traces mais, contre toute attente, le poison n’a pas agi, en tout cas pas assez vite. Affolés devant le détenu qui convulse en gémissant, les gardiens prennent une barre en bois et se mettent à le frapper sur la nuque, le dos, la tête. Peter saigne du nez, des oreilles, de la bouche, mais il vit encore. Pour l’achever, il faut l’assommer. Avant de comprendre qu’il sera bien plus gênant mort que vivant et que donner un martyr aux catholiques était bien la dernière chose à faire alors que le spectre de la défaite plane sur le Japon…
Mariés devant Dieu en 1898, Angelo et Maria ont six enfants, élevés chez les Bons Pères.
La consternation s’abat sur la région montagneuse de Rakinai en Nouvelle-Bretagne, chrétienne depuis un demi-siècle à peine. Les premiers missionnaires, protestants, y sont arrivés vers 1880 mais n’ont pas convaincu, à la différence des Missionnaires du Sacré Cœur d’Issoudun, communauté française vouée largement à l’évangélisation de la Nouvelle-Guinée et de la Papouasie, réputées terres de féroces anthropophages. En fait, cette réputation, dont les autochtones s’amusent, est quelque peu surfaite et le premier prêtre catholique a été bien étonné lorsque le chef To Puia, autorité suprême de la région, est venu, escorté de tous les chefs tribaux, lui expliquer leur intention unanime de réclamer le baptême.
Peter entre en résistance
La conversion de la région s’est opérée sans difficulté, les chefs veillant à catéchiser leurs peuples. Mariés devant Dieu en 1898, Angelo et Maria ont six enfants, élevés chez les Bons Pères. Le dernier, Peter, né le 5 mars 1912, se révèle un élève brillant, mais surtout une âme contemplative, généreuse, plus préoccupé du prochain que de lui-même, secourant vieillards et démunis. Toujours plongé dans les saintes Écritures, il aurait pu devenir le premier prêtre papou mais son père a estimé que telle n’était pas sa voie et conseillé au curé d’en faire un catéchiste laïc, mieux à même d’être utile à l’Église en se rendant là où le missionnaire ne saurait aller. Dans ce rôle, Peter se révèle remarquablement efficace, portant la foi dans les coins les plus perdus. En 1936, il épouse Paula, qui lui donne trois filles dont l’une morte au berceau.
L’invasion japonaise prouve le bien-fondé de l’intuition d’Angelo quand les prêtres sont arrêtés, envoyés en camps de concentration, puis le culte catholique interdit, les églises fermées. Peter entre en résistance. Gardien d’une réserve eucharistique, il organise des offices dominicaux sans prêtre, donnant la communion, portant le viatique aux mourants, baptisant, indifférent aux risques pris, décidé à faire son devoir quoiqu’il en coûte.
Le premier martyr de son peuple
Afin d’éradiquer le catholicisme, l’occupant a l’idée, intelligente, de rétablir la polygamie traditionnelle, sachant que le mariage monogame a toujours été un frein à l’expansion du christianisme. Cela fonctionne si bien que l’un des propres frères de Peter, Joseph, se met à militer en faveur du rétablissement de cette confortable coutume. Peter voit rouge, reprend son aîné en public, et attire sur lui l’attention des malveillants. Peu après, il s’oppose à un policier collaborateur, prêt à enlever une femme mariée pour en faire sa seconde concubine. L’homme n’apprécie pas, d’autant que l’initiative de To Rot rassemble les chrétiens, protestants compris, contre l’occupant. Le suborneur dénonce le rabat-joie aux Japonais, provoquant son incarcération, et sa mort, le 7 juillet 1945…
Ainsi, à l’heure où le divorce entre triomphalement dans les mœurs occidentales, c’est aux antipodes, sur une terre tout juste évangélisée, qu’un jeune chrétien de la seconde génération accepte de mourir pour la sacralité et l’indissolubilité du mariage catholique. Peter To Rot est béatifié le 17 janvier 1995. Il n’aura pas été le premier prêtre de son peuple, mais il en aura été le premier martyr. Le pape François, qui se rendra dans le pays en septembre 2024, rendra sûrement hommage à ce jeune père de famille qui mourut en défense du mariage chrétien.