L’Esprit-Saint rassure Ézéchiel sur sa mission auprès du peuple : "Ils sauront qu’il y a un prophète au milieu d’eux" (Ez 2, 2). C’est rassurant pour Ézéchiel, mais l’histoire sainte nous enseigne que le sort des prophètes n’est guère enviable. Tertullien, à la fin du IIe siècle, récapitule : "Élie est poursuivi, Jérémie lapidé, Isaïe coupé en deux. » Ce faisant, Tertullien ne fait que gloser l’adage formulé par le Christ : "Un prophète n’est méprisé que dans son pays" (Mc 6, 4). Et Tertullien aurait pu conclure sa liste par "Jésus crucifié", puisque le Christ est lui-même prophète en tant que l’Esprit-Saint lui donne la connaissance des desseins divins.
Méfiance et espérance
Le danger de mort encouru par les prophètes, l’incompréhension qu’ils suscitent à proportion même de la familiarité des gens qui les écoutent, tout cela ne suscite guère de vocations. C’est d’ailleurs un refrain récurrent dans l’Ancien Testament : il n’y a plus de prophète ! Et c’est pour cela que lorsque Jean-Baptiste, puis Jésus commencent à prêcher, on les accueille avec enthousiasme, mais aussi avec méfiance : le peuple attend un prophète, mais il ne veut pas être trompé par un faux prophète comme il en a vu passer quelques-uns au cours de son histoire.
L’historien juif romanisé du Ier siècle, Flavius Josèphe, se fait le relais de l’opinion commune à l’égard des prophètes à l’époque du Christ, lorsqu’il écrit dans la Guerre des Juifs : "Des charlatans et des imposteurs machinant, sous couleur d’inspiration divine, révolutions et changements, prêchaient aux foules de s’abandonner aux puissances divines." La méfiance régnait en Israël, dès lors que quelqu’un se prétendait prophète. En même temps, une espérance invincible se soulevait lorsqu’un candidat présentait les caractéristiques attendues.
Le danger d’être prophète
Jésus-Christ était-il prophète ? C’est en tout cas ce que beaucoup de ses contemporains ont dit de lui, et il s’est lui-même souvent assimilé à un prophète, comme c’est le cas dans l’Évangile de ce jour. Les prophètes de l’Ancien Testament annonçaient le Messie et l’avènement du Royaume. Jésus est en sa personne le Messie et le Royaume. Ce qui devait venir est arrivé en Jésus-Christ. Est-ce à dire qu’il ne saurait plus y avoir de prophète après le Christ ? C’est ici qu’il faut un peu de finesse.
Dieu peut donc susciter des prophètes dans son Église aujourd’hui encore. Encore faut-il se méfier de l’image romantique (...) qui fait du prophète un contestataire et un moraliste, anti-cultuel et anti-institutionnel, troublant la conscience religieuse.
Saint Paul affirme de lui-même : "Les révélations que j’ai reçues sont tellement extraordinaires" (2Co 12, 7), ce qui suppose que l’Esprit-Saint a continué à inspirer certains hommes après le Christ. Ce privilège, comme pour les prophètes de l’Ancien Testament et le Christ lui-même, s’accompagnait pour Paul de persécutions, et aussi d’ "une écharde dans la chair", pour l’empêcher de se "surestimer" (2Co 12, 7). Où l’on voit que le danger à être prophète ne vient pas forcément des adversaires de la prédication, mais de soi-même et de l’orgueil qu’une telle vocation pourrait susciter. Et Dieu permet que Paul ait cette mystérieuse "écharde dans la chair" qui le taraude et le maintien dans l’humilité. Il semble donc qu’au moins saint Paul a pu bénéficier d’un charisme prophétique après le Christ. Toutefois il faut préciser tout de suite que son charisme prophétique avait pour objet… le Christ lui-même, et non pas quelque autre réalité postérieure qu’il aurait fallu attendre. De plus, Paul fut compté au nombre des apôtres. Selon la tradition de l’Église, à la mort du dernier apôtre, la Révélation est close. Il n’y a rien de nouveau à apprendre. Tout a été donné dans le Christ.
Réveiller les consciences
Pour autant, est-ce à dire que Dieu n’envoie plus de prophètes ? N’apprend-on pas au catéchisme, depuis le concile Vatican II, que tout baptisé est prêtre, prophète et roi ? Il faut tenir alors que Dieu continue de susciter des prophètes, mais qu’ils n’ont plus pour mission de révéler une vérité de foi, mais seulement de réveiller les consciences pour que chacun en tire davantage les conséquences dans sa propre vie, et d’en déployer les virtualités concrètes dans les circonstances nouvelles des temps. Saint Thomas d’Aquin écrivait à cet égard : "Les anciens prophètes étaient envoyés pour établir la foi et redresser les mœurs ; aujourd’hui, la foi est déjà fondée, mais la prophétie, qui a pour fin de redresser les mœurs, ni ne cesse, ni ne cessera."
Celui qui prétend prophétiser en contradiction avec le magistère authentique de l’Église est un faux prophète. Il n’en manque pas, à chaque époque.
Dieu peut donc susciter des prophètes dans son Église aujourd’hui encore. Encore faut-il se méfier de l’image romantique, issue de l’exégèse protestante allemande, qui fait du prophète un contestataire et un moraliste, anti-cultuel et anti-institutionnel, troublant la conscience religieuse. Ce romantisme est d’ailleurs souvent moins sensible au contenu de la prophétie supposée qu’au courage, à la ferveur, au ton de celui qui la profère, comme s’il suffisait d’avoir l’air inspiré pour l’être en effet. Une telle image n’est déjà pas adéquate pour qualifier les prophètes de l’Ancien Testament, ou le Christ. Mais elle est encore plus fausse pour le temps de l’Église.
Pour la vérité totale
Le théologien dominicain Yves Congar écrivait dans Vraie et Fausse Réforme dans l’Église (1950) : "Le régime de l’Église n’est plus prophétique mais apostolique." Cela ne signifie pas que l’Église, prise comme un tout, ou que chaque baptisé, pris individuellement, ne puisse être prophète. Mais cela signifie que la prophétie ne saurait déborder l’apostolicité de l’Église telle qu’elle se manifeste dans les successeurs des apôtres, les évêques en communion avec le pape. Celui qui prétend prophétiser en contradiction avec le magistère authentique de l’Église est un faux prophète. Il n’en manque pas, à chaque époque.
Le philosophe chrétien Emmanuel Mounier, qui s’est parfois égaré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans son désir de discerner les signes des temps, nous livre toutefois une assez bonne description de ce que doit être prophète dans le temps de l’Église. Les prophètes "sont des hommes détachés qui témoignent pour la vérité totale contre les vérités partielles, pour la vérité intégrale contre les accommodements". De ce genre de prophète, l’Église a besoin à toute époque. Tout baptisé, s’il demeure fidèle à l’Église, peut affirmer un jour avec Ézéchiel à la face du monde : "L’Esprit vint en moi et me fit tenir debout" (Ez 2, 2). Il portera du fruit s’il sait reconnaître avec saint Paul : "Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort" (2Co 12, 10).
Lectures du 14e dimanche du temps ordinaire :