Peu d’objets ont été au cœur d’autant de discussions que le Saint-Suaire de Turin. Dès le XIVe siècle, il donnait lieu à une controverse entre ses propriétaires champenois et l’évêque de Troyes. Au XVIe siècle, alors que son culte comme relique de la Passion était institué à Chambéry, il recevait les foudres de Calvin, moquant la douzaine de sanctuaires affirmant posséder le linge funéraire du Christ, avant d’être défendu par une riche érudition catholique. Sa réapparition en 1898, par le moyen d’un négatif photographique faisant ressortir l’empreinte du visage du Christ, engendra de nouvelles discussions sur la façon dont l’image avait pu se former, et la datation médiévale du Suaire par le carbone 14, en 1988, ne mit pas fin aux débats. La permanence de cet objet dans l’histoire a peu de comparables, de même que l’ampleur de la littérature qui lui fut consacrée au cours des siècles d’histoire, se réclamant tantôt de la polémique contre les reliques, tantôt de l’apologétique, tantôt des sciences physiques ou de la médecine légale.
Des enquêtes fructueuses
Qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, les historiens travaillent parfois à rebours des questions les plus médiatiques : le Suaire fut longtemps boudé par l’histoire académique, et il restait absent des synthèses d’histoire du christianisme et des nombreux travaux consacrés aux reliques depuis les années 1980-90. Précisément, c’est en écartant la question des objets de culte que les chercheurs ont mis en évidence leur importance dans les sociétés chrétiennes. Avec le Suaire, ils risquaient d’être ramenés à cette question fatidique. C’est seulement au tournant des années 2010 que de nouvelles recherches furent menées, notamment à l’Université de Turin, autour de Paolo Cozzo, Laura Gaffuri et Andrea Nicolotti, mais aussi aux États-Unis, avec Andrew Casper, et en France, autour de Pierre-Olivier Dittmar. Ces enquêtes se sont révélées très fructueuses : sur cet objet, parfois présenté comme le plus étudié du monde, des dizaines de sources ont été découvertes que personne n’avait regardées jusqu’alors.
L’incendie de Chambéry
Pour en citer quelques-unes, les délibérations municipales de la ville de Chambéry, où le Suaire fut vénéré au XVIe siècle avant d’être transporté à Turin, contiennent une multitude de mesures prises pour accueillir la foule des fidèles venues voir la relique : réparation des ponts, garde des portes, encadrement des prix, polices pour éviter les larcins et les mouvements de foule. Sur une feuille volante, conservées aux Archives de Savoie, fut redécouvert en 2011 le brouillon d’un discours au duc : alors qu’une épidémie de peste avait incité ce dernier à suspendre l’ostension annuelle du Suaire, la municipalité le priait de maintenir les rituels, arguant de l’affluence des fidèles, de la montée en puissance du luthéranisme dans la région, et de l’efficacité miraculeuse attendue de la relique.
L’importante dévotion rendue à ce célèbre linceul est loin d’être un cas isolé.
Évoquons encore l’incendie de la Sainte-Chapelle de Chambéry en décembre 1532, lors duquel le Suaire fut partiellement brûlé, nécessitant une réparation par les clarisses de la ville : les comptabilités ducales enregistrent l’achat de la toile utilisée pour doubler le Suaire, mais aussi d’autres dépenses pour le doter d’un nouveau reliquaire, d’étoffes précieuses, d’un bâton autour duquel l’enrouler. Andrea Nicolotti a aussi exhumé la touchante mention d’une étoffe de bure offerte à un franciscain chambérien en remerciement de l’aide apportée aux ducs lors de ce sauvetage nocturne qu’aucune autre source contemporaine ne décrit.
Une multiplicité de Suaires
L’importante dévotion rendue à ce célèbre linceul est loin d’être un cas isolé : dans une chrétienté couverte de reliques, Cadouin, Compiègne, Kornelimünster ou le Latran de Rome et bien d’autres sanctuaires — en tout, plus de cent-trente — affirmèrent vénérer un linge ou un morceau d’un linge ayant enveloppé le Christ au tombeau. S’ajoutent à cela les nombreuses copies du Suaire de Turin ; certaines étaient montrées aux fidèles pour qu’ils se vouent, à distance, au prototype savoyard, quand d’autres furent vénérées comme des reliques authentiques, à l’image du Suaire de Besançon qui reçut un culte de premier plan jusqu’à sa destruction à la Révolution.
Si cette multiplicité trouble l’observateur contemporain, elle ne désarçonnait pas les anciens : saint François de Sales racontait sans embarras, dans sa correspondance, avoir vu les Suaires de Turin et celui de Besançon. "Il ne faut pas s’en ébahi, écrit Louis Richeome en 1600, il se peut faire que plusieurs [de ces images] aient été tirées ensemble, ou que celui qui a tiré les premières miraculeusement, les a multipliées miraculeusement." Ainsi, les religieuses du couvent de Xabregas, près de Lisbonne, racontent comment le Suaire de Turin se dédoubla tout seul, au point qu’on ne put distinguer l’original de la copie : la relique, ce n’est pas le moindre de ses pouvoirs, est douée d’ubiquité.
Si nombre d’aventuriers ont recherché les sources du Nil, notent le philosophe Bruno Latour et l’artiste Adam Lowe, la richesse du fleuve reste précisément l’étendue de son bassin hydrographique qu’ils laissaient derrière eux. Une inversion de perspective du même ordre a permis de multiplier les découvertes sur le Suaire, et de nouvelles sources sont encore appelées à émerger dans les années à venir. Elles documentent la manière dont des générations de fidèles ont regardé le même objet, à chaque étape de sa longue histoire.
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