Le pèlerinage est un volet de la vie de tout homme religieux. Il se résume souvent à des rites et prescriptions extérieurs, dans le but d’une possible purification. Le pèlerinage chrétien possède un sens beaucoup plus puissant, à condition de se souvenir qu’il ne se résume pas au moment ponctuel où il est réalisé. Pour le chrétien, la vie toute entière est pèlerinage. L’essence du chrétien est d’être un pèlerin et de traverser ainsi cette "vallée de larmes" déjà mentionnée par le psalmiste chantant pour un pèlerinage vers le temple de Jérusalem :
“Heureux les hommes qui ont en Vous leur force ;
les montées leur sont à cœur.
Traversant la vallée des Larmes,
ils la changent en un lieu de sources,
et la pluie d’automne la couvre aussi de bénédictions.
Ils marchent, avec une vigueur croissante,
ils paraissent devant Dieu à Sion” (Ps 83, 6-8).
Dans le Salve Regina, nous crions vers la Très Sainte Vierge : Ad te suspiramus, gementes et flentes in hac lacrymarum valle. “Vers Vous nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes”.
Par le chemin d’épines
Rude pèlerinage donc, dont les marches vers tel ou tel sanctuaire ne sont que des images réduites, symboliques et incomplètes. Gustave Doré mourut juste après avoir peint sa gigantesque et émouvante toile intitulée La Vallée des larmes. Il y exprime avec force combien la vie terrestre de tous les hommes, puissants ou humbles, riches ou pauvres, doit passer par le chemin d’épines mais que le but est illuminé par le Christ ouvrant la voie, puisqu’Il est la Voie, et encourageant chacun à poursuivre sans se lasser. L’aspect tragique et sombre de ce décor rocailleux et hostile est en fait occulté par la figure éclatante du Sauveur attirant le regard qui oublie ainsi la dureté de l’existence. Ainsi est mis en relief le sens véritable du pèlerinage qui est le lot de tout homme et ce qui doit le guider et le porter : l’espérance.
Le chemin essentiel n’est pas celui qu’il dévore avec ses pieds ou à dos de mule, mais celui du discernement et de la délibération, étape par étape.
Lorsque saint Ignace, déjà épuisé, continuait à travailler aux Constitutions de la naissante Compagnie de Jésus, son entourage — dont les pères Jérôme Nadal et Louis Gonçalves da Câmara — l’approcha afin qu’il leur léguât un testament spirituel. Da Câmara raconte que le 4 août 1553 il s’ouvrit à saint Ignace, installé dans le jardin, de “certains points particuliers de son âme”, dont le problème de la “vaine gloire”. Il note : “Le Père me donna comme remède de rapporter souvent toutes mes choses à Dieu, en m’efforçant de lui offrir tout ce qu’il y a de bon en moi, le reconnaissant pour sien, et lui rendant grâce.” Et Ignace de lui avouer qu’il avait été tenaillé par ce défaut pendant plusieurs années, y compris lorsqu’il embarqua comme pèlerin vers Jérusalem. Il finit par céder à la demande pressante d’écrire son “testament”, texte connu désormais sous le nom de Récit du pèlerin. La confusion serait facile de n’y voir que la transcription de ses déplacements et voyages, pèlerinages alors qu’il cherche à tâtons la volonté de Dieu.
En marche vers l’éternité
S’il est pèlerin, ce n’est point parce qu’il parcourt les routes, visites des sanctuaires et des villes saintes, mais parce qu’il recherche quelle est la manière de servir et de glorifier Dieu qui sera la plus appropriée selon son état. Le chemin essentiel n’est pas celui qu’il dévore avec ses pieds ou à dos de mule, mais celui du discernement et de la délibération, étape par étape. Il emploie de nombreuses fois le terme espagnol determinar et le mot italien deliberare. Comme le signale un commentateur, “il doute, il hésite, il se livre à l’examen de la situation, il observe ‘ce qui se passe dans son âme’, repère les fausses consolations et les vraies, regarde vers quoi il incline davantage et où le porte ‘l’assentiment de sa volonté’ ; enfin, lorsqu’il ne peut plus douter, il reconnaît la volonté de Dieu et décide. Mais alors, il est animé d’une telle certitude et d’une telle confiance qu’aucun obstacle ne peut l’arrêter”. L’exemple de saint Ignace est typique de l’être pèlerin de tout homme en marche vers l’éternité.
S’approcher peu à peu du but
Être pèlerin est empreint de gravité puisqu’il s’agit en fait de l’état de combattant dans lequel nous nous trouvons pour traverser au mieux cette « vallée de larmes » où subsistent malgré tout quelques joies mais souvent remportées de haute lutte, dans la sueur et le sang. Notre condition est celle de status viatoris, l’état de l’être en chemin, et c’est ainsi que nous tendons vers le status comprehensoris, l’état de la félicité éternelle, pour reprendre la distinction faite par Josef Pieper dans De l’Espérance. L’antonyme de notre être gravissant péniblement la distance qui nous sépare de Dieu est cet être qui saisira la vérité dans la lumière. Tout le processus du pèlerinage est de s’approcher peu à peu du but en étant le mieux préparé possible, et pour cela, point n’est besoin d’arpenter les chemins de Compostelle et de Rome, ou la route de Jérusalem, même si ces moyens visibles et physiques peuvent aider à réaliser que nous devons traverser la vallée de larmes avant d’atteindre l’éternité. Comme le dit Pieper, “notre statut de voyageurs, d’êtres en chemin n’est pas, dans un sens premier et littéral, lié à la désignation d’un lieu. Il se rapporte plutôt à la structure intime constitutive de la créature, au ‘pas encore’ inhérent à tout être fini”.
Un état d’équilibriste
Cet état est celui d’un équilibriste car il s’agit à la fois de l’absence présente d’un accomplissement et de l’orientation vers cet accomplissement. Expérience du néant mais aussi expérience de la possibilité d’y échapper car l’homme est libre de pécher et de ne pas pécher, ce second choix étant évidemment supérieur et déjà promesse d’atteindre un jour la béatitude éternelle. Le vrai sens du status viatoris réside dans le status comprehensoris, même si ce chemin de pèlerin est encore prisonnier du temps. Les philosophes nihilistes ne retiennent que le néant, persuadés que l’homme y est condamné car tel serait son mouvement propre puisqu’il est issu du néant. Saint Thomas d’Aquin déjà s’était opposé à lui-même cette thèse dans ses Quæstiones Disputatæ, répondant aussitôt à cette objection en soulignant que le mouvement propre de l’être tend toujours vers un bien — ici au sens d’étant et non point avec un contenu d’abord moral. L’homme pèlerin est celui qui écarte toute orientation vers le néant qui, pourtant, l’attire. Josef Pieper explique que “le ‘chemin’ de l’homo viator, de l’’omme en marche’ n’est pas un errement sans but entre l’être et le néant ; ce chemin mène à la réalisation et non à l’annihilation, bien que la réalisation ne soit “pas encore” achevée et que la chute vers le néant ne soit ‘pas encore’ impossible ”.
Avec le bourdon de l’espérance
Le pèlerinage est ardu puisque menace toujours ce danger de pencher vers le néant alors que l’être veut y échapper et correspondre à ce qu’il est vraiment de par sa création. Tout homme est appelé à l’accomplissement. Le pèlerin ne doit jamais céder au désespoir en constatant qu’il échoue bien des fois. L’espérance ne doit jamais l’abandonner, y compris dans les situations les plus critiques et les plus tragiques. Par l’espérance, nous reconnaissons que nous ne sommes pas encore conformes à ce que nous devrions être et nous utilisons cette vertu théologale comme bourdon de pèlerin, tendus vers l’accomplissement promis.