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Géolocaliser son enfant, est-ce si anodin ?

Mathilde de Robien - publié le 27/06/24
De plus en plus de parents équipent leur enfant de puce, montre ou téléphone portable afin de le géolocaliser en temps réel. Pour Serge Tisseron, psychiatre, cette pratique est "dramatique" à plus d’un titre. Il en va du développement de l’enfant, des liens familiaux mais aussi de l’avenir de la société.

"Je géolocalise mon fils depuis son entrée au collège. Il faisait ses trajets tout seul et cela me permettait de savoir qu’il était bien arrivé", explique Valentine, 45 ans, mère de trois enfants, habitant Boulogne-Billancourt (92) et travaillant dans la formation pour adultes. Son fils a désormais 18 ans, et continue à être géolocalisé. "Ce n’est pas un outil de surveillance, c’est juste que cela me rassure de savoir où il est", souligne la mère de famille. Pour sa fille de 14 ans, c’est davantage une question de sécurité. "Je ne suis pas stressée mais consciente des dangers, donc je suis vigilante et savoir où elle est, quelles rues elle emprunte, c’est mieux que rien. La confiance n’exclut pas le contrôle."

Une pratique qui répond généralement à la peur des parents et le besoin d’être rassuré, mais qui renvoie en même temps à l’enfant l’image d’un monde extérieur angoissant. "L’actualité monte en épingle les faits divers et donne l’impression que nos jeunes sont en permanence menacés", constate Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, créateur des repères "3-6-9-12 pour apprivoiser les écrans". Mais le monde est-il vraiment plus dangereux qu’avant ? Ne serait-ce pas plus utile de leur apprendre à bien réagir selon les situations rencontrées ? Peut-on faire porter aux enfants le fardeau de ses propres peurs ? Christelle, mère de deux collégiennes, a tranché : "Nous avons fait le choix de ne pas avoir recours à la géolocalisation. J'estime que de bonnes relations reposent sur la confiance mutuelle, je préfère dialoguer avec mes enfants et leur demander où ils comptent aller, et eux se sentent responsabilisés. Et puis quelles seraient les motivations qui me pousseraient à le faire ? Le stress, l’anxiété… C'est à moi qu'il appartient de gérer cela, seule."

Une entrave à l’autonomie ?

La géolocalisation entrave-t-elle l’autonomie de l’adolescent ? Selon Valentine, non. Au contraire, elle la considère comme un outil pour aider l’enfant à grandir. "Notre fils de 11 ans va bientôt avoir un portable, et il n’est pas vraiment du genre à respecter les règles! Donc la géolocalisation sera une bonne béquille pour l’accompagner dans le respect des règles qu’on lui fixe", assure la mère de famille. "Et pour notre fils de 18 ans, il m’arrive de lui demander de rentrer, quand je le vois dehors, pour travailler. L’objectif n’est pas de le fliquer, ni de le gronder, mais de l’aider à se responsabiliser."

Pour Karine Triot, conseillère familiale et conjugale, l’accès au portable, la géolocalisation, empêchent l’acquisition de certaines connaissances et compétences, qui paraissent pourtant fondamentales dans la construction de la personnalité. "Si un enfant a toujours la ressource du téléphone, jamais il n’apprendra à savoir lire un plan ou à demander son chemin ! Je vois des jeunes qui passent des concours dans des villes qu’ils ne connaissent pas et qui sont totalement perdus quand leur téléphone n’a plus de batterie !", s’exclame-t-elle. Géolocaliser son enfant est certes rassurant, mais on ne le met pas en capacité de se débrouiller, de trouver des solutions par lui-même, et par là même de grandir. Une habitude qui interroge aussi son propre ego : "Est-ce que j’accepte que mon enfant se débrouille sans moi ?" Cela remet en question son "utilité" en tant que parent.

"Nos règles, nos limites, notre amour fortifient notre enfant pour qu’il puisse devenir plus tard un adulte libre et autonome, capable de fonder sa propre famille."

Si les règles sont nécessaires à la construction de l’enfant, il n’en demeure pas moins qu’un adolescent va chercher à les tester, voire à les transgresser. C’est pourquoi, pour Karine Triot, tout réside dans le dialogue. La conseillère invite les parents à expliquer les règles et les limites imposées, à leur donner du sens, à les faire évoluer au fur et à mesure que l’enfant grandit. Car une règle comprise est généralement respectée par l’enfant, même lorsque l’adulte n’est pas à côté de lui. Rentrer à telle heure, prévenir en cas de changement de programme, emprunter tel trajet… Si les règles sont acceptées, elles seront respectées et la géolocalisation s’avère alors inutile ! "Nos règles, nos limites, notre amour fortifient notre enfant pour qu’il puisse devenir plus tard un adulte libre et autonome, capable de fonder sa propre famille", souligne la conseillère.

Néanmoins, il convient aussi de se demander si l’enfant est apte à respecter telle ou telle règle. "On donne parfois des responsabilités à un enfant pour lesquelles il est trop jeune ou pas encore prêt", souligne Karine Triot. "Un enfant de primaire est-il suffisamment raisonnable pour rentrer seul de l’école ? Le téléphone portable ne remplace-t-il pas dans certains cas la présence d’un adulte ?", interroge-t-elle.

Un obstacle à la relation parents/ enfant ?

Chez Valentine, la géolocalisation n’a pas modifié les relations : "Il n’y a pas de crise de confiance", affirme-t-elle. Ce qui n’a pas été le cas chez Caroline, mère de deux enfants. Elle a testé la géolocalisation avec sa fille de 15 ans : une expérience qui n’a duré que deux mois. "Testé et désapprouvé ! Nous sommes devenus dingues, inquiets au moindre mouvement imprévu. Ça a sapé la confiance, on a renoncé et tout le monde s’en porte mieux !", confie-t-elle. Géolocaliser son enfant renvoie en effet le message : "Je ne te fais pas confiance". Des répercussions qu’observe Serge Tisseron : "Les enfants le vivent comme une humiliation, un défaut de confiance". Le psychiatre voit ainsi émerger deux profils d’enfants en réponse à la géolocalisation. "Il y a ceux qui s’en accommodent, et c’est peut-être le plus problématique pour l’avenir de la société, et ceux qui développent des profils de l’ombre, c’est-à-dire que ce sont des enfants qui vont tout faire pour contourner la géolocalisation : prêter leur téléphone à quelqu’un, créer de faux profils, etc… Dans les deux cas, la confiance est perdue".

Au-delà de la perte de confiance, la communication parents/ enfant semble également entravée. Connaître les faits et gestes de son enfant n’incite pas à lui poser des questions et annihile de nombreuses occasions d’échange. "Si un enfant est géolocalisé, comment voulez-vous qu’un parent demande à son enfant où il était ?!", interroge Serge Tisseron. "Il n’y a plus de matière à conversation. C’est terrible car l’enfant perd l’habitude de parler de ce qui lui arrive. Les parents croient contrôler mais en réalité ils créent un mur", déplore le psychiatre. Et d’alerter : "Le jour où il y aura un vrai problème, l’enfant n’en parlera pas car il aura perdu cette habitude de parler à ses parents".

Vers une société de surveillance généralisée ?

Aujourd’hui, la société évolue selon une logique de contrôle. "Beaucoup de parents sont géolocalisés et tracés par leur employeur, que ce soient des artisans qui se déplacent chez leurs clients ou des personnes en télétravail, et ils réagissent en contrôlant eux-mêmes leurs enfants. Par conséquent, les enfants grandissent dans une culture où il est normal de contrôler et d’être contrôlé", analyse Serge Tisseron. Une logique de contrôle qui a dépassé les frontières du monde professionnel pour s'immiscer au sein du couple et de la famille.

Ainsi, chez Valentine comme chez Mirabelle, les enfants, mais aussi les conjoints, se prêtent au jeu de la géolocalisation. "On se géolocalise tous, les enfants regardent quand on arrive, suivent parfois nos trajets, viennent à notre rencontre. Ce n’est pas malsain car nous sommes tous d’accord. Il n’y a pas de secret entre nous. C’est juste pratique", confie Mirabelle. "Ici, renchérit Elodie, on se géolocalise entre conjoints pour savoir si l'autre est arrivé à la maison ou pas. C'est pratique de savoir où chacun en est de son retour."

"Les enfants contrôlés vont devenir des adultes contrôleurs."

Pour Christelle au contraire, "géolocaliser ses enfants constitue une atteinte à la vie privée". "Et je ne voudrais pas qu’arrivés à l'âge adulte, mes enfants adoptent ce genre de pratique avec leur conjoint par exemple", précise-t-elle. Une crainte corroborée par Serge Tisseron : "Les enfants contrôlés vont devenir des adultes contrôleurs." Et d’alerter : "On glisse imperceptiblement vers une société de surveillance généralisée de chacun par chacun", en famille, en couple, en entreprise... Une dérive que le psychiatre estime "dramatique" dans la mesure où les enjeux sont loin d’être anodins. "Une société de contrôle mutuel permanent est contreproductive à tous points de vue : la confiance est mise à mal mais aussi la communication parents/ enfants, la communication dans le couple, l’efficacité des employés contraints de faire leurs heures… La géolocalisation des enfants n’est qu’un élément de la surveillance généralisée."

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