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Un théâtre anticlérical sans scandale, hélas

THEATRE-ODEON-PARIS

Théâtre de l'Odéon (Paris).

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Henri Quantin - publié le 26/06/24
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Dans le domaine du scandale politique ou religieux, ce qui provoquait il y a cinquante ans est d’une banalité lassante aujourd’hui. Notre chroniqueur Henri Quantin a vu la reprise de la pièce de Jean Genet, “Les Paravents” : dans un monde sans mystique, la mystique même inversée ne parle plus.

Cinquante-huit ans après. Ce n’est ni un bon pastiche d’Alexandre Dumas, ni un anniversaire marquant. Juste un micro-événement pour le micro-milieu culturel. Cinquante-huit ans après la mise en scène des Paravents de Jean Genet à l’Odéon par Roger Blin, Arthur Nauzyciel reprend la même pièce (dans une version raccourcie) sur la même scène. On a beau savoir à quel point la société a changé à marche forcée, on reste étonné par le scandale politique suscité par le spectacle en 1966, quand Jean-Marie Le Pen et quelques futurs ministres, alors au groupe Occident, firent le coup de poing avec le service d’ordre de l’Unef parmi lesquels figuraient Daniel Cohn-Bendit, Patrice Chéreau et quelques autres. Pris lui-même à partie à l’Assemblée nationale, le ministre Malraux dut justifier que l’argent du contribuable subventionnât une pièce qui ridiculisait l’armée française. Sa réponse ne convainquit sans doute pas tout le monde, mais elle témoignait incontestablement d’une lecture rigoureuse : "Quiconque a lu cette pièce sait très bien qu’elle n’est pas antifrançaise. Elle est antihumaine. Elle est anti-tout. Genet n’est pas plus antifrançais que Goya anti-espagnol."

Banalité lassante

Cinquante-huit ans après, toutefois, on pourrait aussi bien dire que la pièce est "anti-rien" qu’"anti-tout". Nul scandale à l’Odéon en juin 2024. Soldats stupides, gendarmes ridicules, prostituées jalouses de leur statut, colons hautainement racistes..., tout ce qui était provocateur à l’époque paraît d’une banalité presque lassante. À la limite, c’est le refus de Genet d’idéaliser les Algériens révoltés qui serait le moins consensuel dans le monde culturel actuel. La pièce a désormais plus pour exaspérer les décoloniaux que les nostalgiques de l’Algérie française. L’intérêt d’une nouvelle mise en scène n’était donc pas là. Dans le domaine du scandale politique, la seule leçon à garder est la réaction de Jean Genet, tout heureux du désordre occasionné : attitude à méditer par tous les artistes pleurnichant, à la moindre objection, sur l’art que les fachos assassinent. Genet, lui, assumait les conséquences de l’anticonformisme qu’il revendiquait.

Une sorte de mystique inversée

Cette absence de scandale pourrait être une bonne nouvelle. Elle permettrait de se pencher sur les beautés de la pièce elle-même. Parfois surnommés Le Soulier de satin de l’innommable, Les Paravents ont en commun avec la pièce de Claudel une certaine démesure, aussi bien temporelle qu’esthétique : même si Arthur Nauzyciel a réduit la représentation à une durée de quatre heures (il en faut au moins six pour monter le texte in extenso), nous sommes devant une œuvre qui exige un rapport particulier au temps, supposant une confiance qu’on ne donne pas si facilement. Où, ailleurs qu’au théâtre, décide-t-on aujourd’hui de se taire et d’écouter volontairement si longtemps ? Seule la scène, sans doute, offre un temps où la parole peut se déployer longuement sans interruption ni regard sur des écrans parasites. Cette longue durée, comme chez Claudel, est inséparable de l’ampleur du projet esthétique de l’auteur : ne rien bannir de la scène. Dans Le Soulier de satin, il s’agit de porter sur les planches la création tout entière, sans amputer quoi que ce soit de l’œuvre de Dieu et des œuvres des hommes. Aussi le sublime et le grotesque, pour parler comme Victor Hugo, ont tous deux pleinement droit de cité. Genet garde le sublime, mais il infléchit le grotesque vers l’abject. Dans une sorte de mystique inversée, il vise l’apothéose dans l’abaissement, la grandeur dans l’ordure, l’amour dans les orties. Là où certains ne voient que provocation, il y a la quête scandaleuse d’une beauté paradoxale. Genet est moins loin qu’on ne croit de Bloy et de son Christ au dépotoir : "Si vous avez besoin de mon Fils, cherchez-le dans les ordures." Sur ce point, la mise en scène d’Arthur Nauzyciel apparaît décevante, tant la volonté de lyrisme, parfois jusqu’à la grandiloquence, efface presque toujours l’abjection. "Dans cette pièce, écrivait en outre Genet, j’aurai beaucoup déconné." Ce n’est pas très net dans cette version. 

Des piques d’époque devenues insignifiantes

En revanche, Nauzyciel rend bien compte d’une idée chère à Genet, particulièrement dans les Paravents : la scène est le lieu d’une cérémonie profane, où les vivants et les morts peuvent se rencontrer. Tous les personnages de cette farce tragique sont comme des spectres qui n’ont pas renoncé à la parole et qui, à l’occasion, offrent le visage de la réconciliation au-delà de tous les conflits terrestres. Quand on songe que Genet voyait dans l’élévation eucharistique le summum de l’art théâtral, on regarde d’un autre œil tout ce qui fit hurler, de rire ou de colère, et fait désormais bâiller. Et on se prend à rêver d’un public qui réagirait encore, par des rires complices ou des murmures choqués, devant quelques piques d’époque devenues insignifiantes ou incompréhensibles. 

Qui sourcille encore devant l’académicien qui voit en imagination briller les verrières de Chartres et "de jeunes musulmans lisant Péguy dans le texte" ? De même, quand un lieutenant ordonne qu’on serve un café bouillant, "les hosties et le latin à peine avalés », on aimerait presque qu’un spectateur soit choqué de ce traitement désinvolte de la liturgie. Et quand le même lieutenant ordonne à l’aumônier de mettre rapidement "surplis, crucifix, calices et ciboires dans le barda", on n’est pas loin de se dire que les sorts du théâtre anticlérical et du catholicisme sont étroitement liés. Indépendamment des qualités et des défauts de cette nouvelle mise en scène, nous en conclurons ceci : quand la mystique est oubliée, la mystique inversée fait bâiller.

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