On ne plaisante pas avec les promesses faites devant Dieu dans le monde celte en ce commencement du VIe siècle, et les biens d’En-Haut y ont plus de prix que ceux de ce bas-monde. Telle est la conclusion à laquelle arrive le jeune barde Hyvarnion, né en Bretagne la Grande et installé en Armorique, comme tant de ses compatriotes chassés de leur île sous la poussée des païens angles et saxons. Alors que la renommée de son talent s’était répandue jusqu’à la cour du roi franc Childebert fort amateur de chanteurs et poètes, après quelques mois passés dans l’entourage royal, Hyvarnion se prend de dégoût pour les vains plaisirs de ce monde qui passe et rentre chez lui pour se consacrer à Dieu dans la vie monastique.
Un songe divin
Tandis qu’il chemine vers l’Ouest, plusieurs nuits de suite, il fait le même songe : il épouse une jeune fille ravissante mais qui le détourne de sa vocation. Persuadé d’être victime d’une tentation démoniaque, Hyvarnion ne veut plus y penser. Arrivant près du royaume du prince Conomor de Domnonée, l’actuel Léon, le barde voit un ange lui apparaître et lui déclarer que ces songes viennent de Dieu et que le lendemain, il rencontrera la jeune fille en question, Rivanone, et, bien qu’elle aussi ait fait vœu de virginité, la volonté céleste est qu’ils se marient car, de leur union, naîtra un fils qui sera un grand serviteur du Christ et un saint. En effet, le lendemain, au bord du Drennec, Hyvarnon et Rivanone se rencontrent ; la jeune fille a fait les mêmes rêves, reçu la même visite angélique. Ne reste qu’à obtempérer, bien que la pensée du mariage leur déplaise.
Au matin de la nuit de noces, persuadée que l’enfant promis a été engendré, l’épousée s’écrie : « Seigneur, si c’est un fils, je vous demande qu’il ne voit jamais la fausse et trompeuse lumière de ce monde ! » Atterré d’une prière demandant la naissance d’un aveugle, Hyvarnon répond : « Oui, mais qu’en échange il ait la vision ici-bas des splendeurs célestes. »
L’âne et le loup
Lorsque, neuf mois plus tard, Hervé vient au monde près de Plouzévédé, l’on constate qu’il ne voit pas… Ses parents, qui, ayant engendré le fils promis, vivent désormais comme frère et sœur, ne l’aiment que davantage et le barde constate que l’enfant a hérité de son talent, qu’il est même infiniment plus doué, ce qui lui permettra de gagner sa vie malgré son infirmité. Il n’aura pas le temps de le former puisqu’il meurt quand son fils a cinq ans. Il y a alors beau temps que le couple s’est séparé, chacun pour revenir à sa vocation contrariée. Quant à Hervé, il a été confié à un autre barde, Arzian, qui, à la façon des druides, enseigne de longues années la sagesse à ses élèves, mais, à la différence des druides, Arzian n’enseigne que la sagesse et la foi chrétiennes.
Un jour vient où, adulte, renonçant à la carrière artistique qui pourrait être la sienne, Hervé décide d’entrer en religion. Il se met à l’école d’un oncle maternel, l’ermite Urfol et reçoit l’appui d’un jeune garçon qui l’assiste dans sa vie quotidienne d’aveugle, l’aidant à se déplacer. Le trio tire sa nourriture d’un champ que laboure l’âne de l’ermite. Hélas, un jour, un loup dévore le pauvre animal, laissant les serviteurs de Dieu dans l’embarras. Sauf Hervé qui convoque le criminel, déjà repentant, et lui intime l’ordre se mettre au service de la petite communauté ; le loup obéit et s’attache à Hervé tel un chien d’aveugle, tout en assurant son emploi de bête de somme.
Le miracle de la moisson
D’autres jeunes gens attirés par la vie monastique les rejoignent et une communauté se forme. L’apprenant, l’évêque de Saint-Pol convoque Hervé afin de savoir de quoi il retourne ; conquis par sa personnalité et sa piété, il lui propose l’ordination mais, par humilité, Hervé se contente du dernier degré des ordres mineurs, l’exorcistat. Maintenant, il lui faut un domaine où installer son monastère. Près de Lesneven, un fermier accepte de lui céder un champ déjà ensemencé, de sorte que, pour bâtir le minihy [territoire monastique, Ndlr], il faudra anéantir la promesse de moisson. Hervé lui assure pourtant qu’à l’été suivant, il lui restituera l’équivalent de ce qu’il a semé, « en épis mûrs et secs au temps de la récolte », ce qu’il fait par miracle. Comme, de surcroît, chose rare en Bretagne, ces terres et les alentours manquent d’eau, Hervé fait jaillir des sources, qui portent encore son nom, partout où il passe.
Inutile de dire le succès de sa fondation mais voilà qu’un jour, un postulant se présente dont les façons, sous la fausse sainteté, inquiètent Hervé. Il a vite la certitude que le prétendu novice, qui sème le trouble dans la communauté, n’est pas ce qu’il prétend. Il prononce les prières de l’exorcisme et le faux moine confesse sa véritable identité : il est un démon de l’ivrognerie venu induire les frères en tentation. Hervé le chasse en lui ordonnant d’aller se jeter à la mer et ne plus revenir, ce que fait l’esprit mauvais, dépité d’être tombé sur un tel exorciste.
Le chant du Paradis
Il est vrai que le vœu de son père a été exaucé et que, si Hervé est aveugle de ce côté-ci de la réalité, il voit parfaitement l’Autre, vivant en présence constante de la cour céleste, ainsi qu’il le prouve à son évêque, bénéficiaire d’une vision, auquel il présente comme autant de vieux amis les nombreux saints qui leur apparaissent. Rien d’étonnant si l’un des cantiques composés par le saint barde parvenu jusqu’à nous s’appelle Ar Baradoz, « le Paradis ». Hervé en décrit les merveilles et chante la joie des retrouvailles éternelles « quand nous retrouverons pleins de grâce et de gloire nos parents bien aimés, et nos frères, et tous ceux de notre patrie… ». Peut-être est-ce ce cantique que la communauté entendra entonner par les chœurs angéliques au lit de mort d’Hervé. Le saint barde est aujourd’hui encore en Bretagne le patron des chanteurs et des musiciens.