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Le méchant, ce dominateur qui fabrique du désespoir

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"Jupiter et Lycaon", de Jan Cossiers.

Jean-François Thomas, sj - publié le 15/06/24
Quel est-il ce méchant dont le prophète Isaïe parle comme celui "qui frappe les peuples d’une plaie inguérissable" ? Trompeur, manipulateur, pas nécessairement violent car il est habile, il agit sous couvert du bien pour créer du désespoir, un désespoir dans lequel il se nourrit lui-même.

Le méchant n’est pas seulement une figure de fiction, caractère central ou secondaire d’un film ou d’un roman. S’il fascine autant, et répulse à la fois, il doit ces sentiments au fait qu’il est un personnage de notre réalité quotidienne, proche ou lointain. Il aime généralement faire son lit dans les ruisseaux — grands ou petits, fleuves ou ruisselets — du pouvoir. Cela ne signifie pas que tous les puissants, dans des domaines variés, soient des méchants, mais presque tous ces derniers se retrouvent là où il leur est facile de déployer tous leurs stratagèmes pour atteindre leur fin. 

La justice de Dieu

Ovide, dans ses Métamorphoses (Livre I), dresse le portrait d’un méchant en la personne du roi d’Arcadie, Lycaon. Il fut puni par Zeus à cause de son impiété, et de ses tentatives, déjouées, de faire manger de la chair humaine au dieu des dieux et de le tuer dans son sommeil. Pour tous ces crimes, il fut transformé en loup, symbole de la méchanceté dans l’imaginaire de tout homme qui le nomme d’ailleurs le "grand méchant loup" dans les contes et légendes de son enfance. La Révélation donne forme au méchant par excellence. Le prophète Isaïe décrit ainsi sa chute, en compagnie de ses sbires et alliés (Is 19, 4-11) : 

Comment a cessé le tyran ? a pris fin le tribut ? Le Seigneur a brisé le bâton de l’impie, la verge du dominateur : celui qui dans sa fureur frappait les peuples d’une plaie inguérissable et qui les persécutait cruellement. Toute la terre a fait silence, elle est dans la joie et elle exulte. L’enfer ému dans sa profondeur accourt à ta rencontre. Tous les princes de la terre, tous les préposés aux nations se sont levés de leurs trônes pour te faire accueil. Tous ont pris la parole et disent : “Ainsi donc, toi aussi, tu as été frappé de la même blessure et tu es devenu comme nous ! Ton cadavre s’est abattu, ton orgueil a été précipité, les vers sont là qui vont te servir de vêtement ? Qu’est-ce qui t’est arrivé, Lucifer ?” 

Cette voix de Dieu ne fait pas de quartier puisqu’elle dénonce, dans sa totalité, tout le groupe des hommes guidant les peuples ! Cependant le méchant prospère dans le monde et la justice ne le rattrape généralement que dans l’éternité, ce qui ne manque pas de scandaliser et de révolter ceux qui ne croient qu’à l’immanence. Dieu intervient parfois directement pour rétablir l’ordre disparu. Il le fit par Daniel interprétant l’inquiétante apparition silencieuse de la main écrivant sur un mur durant le festin sacrilège de Balthazar utilisant les vases sacrés du temple pour son orgie : "Manè, Thecel, Pharès — J’ai compté, j’ai pesé, j’ai divisé" (Dn 5, 28). Dieu taille ici dans le vif. Ernest Hello a lu ce texte avec sa profondeur habituelle : 

"Le monde a été disposé dans le nombre, le poids et la mesure. C’est l’œuvre du commencement. Le nombre, le poids et la mesure ont été chargés d’établir le monde. Et quand il est question non plus d’établir, mais de renverser, de juger, de condamner, voici le nombre, le poids et la mesure qui réapparaissent dans leur splendeur inviolable. […] Le Nombre, le Père, j’ai compté. — Le Poids figuré par la balance, qui elle-même figure la voix : le Fils, j’ai pesé. La conclusion et la justice, la justice qui sépare : le Saint-Esprit : j’ai divisé" (Paroles de Dieu). 

Le méchant peut donc trembler. Sa volonté de puissance se casse parfois les dents et son aventure se termine tragiquement, l’entraînant vers des enfers plus éternels que ceux qu’il avait créé sur terre pour asseoir sa force. 

Le méchant vide les cerveaux

Il sait aussi s’adapter aux circonstances car il n’utilise pas toujours la brutalité. Il sait caresser dans le sens du poil et entraîner à sa suite des êtres complètement subjugués car flattés par les promesses de richesse, de plaisirs. Dans notre monde occidental, il procède actuellement de cette façon, modelant une société hédoniste, matérialiste et en même temps très surveillée car toute voix discordante est aussi réduite au silence puisque totalement ignorée par ceux qui servent le méchant et qui contrôlent ainsi les informations. Ces derniers sont les idiots utiles pour la cause en marche, fussent-ils reconnus comme des "intellectuels". Ce sont les successeurs de Jean-Paul Sartre qui fut longtemps le pape de ces intelligents en quête de maître à honorer par la participation à la méchanceté. Sartre qui, avançant masqué dans Les Mots, écrivait : "Je devins traître et je le suis resté. J’ai beau me mettre entier dans ce que j’entreprends, me donner sans réserve au travail, à la colère, à l’amitié, dans un instant je me renierai, je le sais, je le veux et je me trahis déjà, en pleine passion, par le pressentiment joyeux de ma trahison future."

Le méchant croit jouer les autres, mais en fait, il est joué puisqu’il se condamne constamment à faire semblant d’être autre qu’il n’est. Aucun méchant ne se présente directement comme tel. Bien au contraire, il veut être perçu comme le petit père des peuples, le grand timonier, l’inspirateur de la marche vers la liberté, le gardien des "valeurs républicaines", ou tout autre qualificatif flatteur et trompeur. Il est fort bien servi par ce mélange de pragmatisme anglo-saxon et de praxis révolutionnaire modéré de libéralisme économique. Il règne ainsi de façon plus efficace qu’en utilisant la férule et le camp de concentration puisqu’il possède désormais des moyens techniques et virtuels qui lui permettent de vider les cerveaux comme avec une cuillère à melon. 

Le méchant crée du désespoir

Marcel De Corte, depuis longtemps dans L’Intelligence en péril de mort en 1969, a bien analysé le phénomène, conséquence de la réduction des trois activités de l’intelligence — contempler, agir et faire — dont il ne subsiste plus pratiquement que la troisième. Le méchant se porte très bien, florissant et rubicond, lorsque la vie contemplative est supplantée par la vie active se débarrassant peu à peu de tous les préceptes moraux, domaine de l’agir droitement et justement. Leonardo Castellani faisait, encore plus tôt, une constatation identique en ce qui regarde la sphère religieuse : "L’action l’a emporté sur la contemplation, et le juridico-politique sur le mystique" (Le Verbe dans le sang, "Hopkins chez les Jésuites", 1953). Il n’est donc pas étonnant que la charité ne baigne pas toujours comme un nénuphar dans son bassin parmi les ecclésiastiques et au sein de l’Église. Le méchant crée du désespoir et il s’en nourrit, un "désespoir démoniaque" comme l’avait déjà repéré Soeren Kierkegaard, c’est-à-dire un rejet révolutionnaire contre la vie et contre Celui qui en est l’origine. Érick Audouard, dans Comprendre l’Apocalypse, décrit ainsi ce méchant dans ses pompes et dans ses œuvres : "Sa rage de nier, intrinsèquement luciférienne, ne chante aucune beauté, ne tire aucune leçon, ne souffre aucun amour. Son dégoût pour l’ordre naturel n’a d’égal que sa négation de l’ordre surnaturel ; leur préférant tous les désordres de l’artifice, ce qu’elle rétorque à la Vie tient dans les syllabes de l’Anti-Verbe : non serviam — je refuse de servir."  De tels méchants sont légion. Il faut alors porter son regard sur ceux, moins nombreux, qui, continuant de servir dans l’ombre, sont en fait les lumières de ce monde.

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