L’évocation par le président de TotalEnergies d’une cotation d’actions du géant français à New York a déclenché une vive polémique. Dans le Figaro, Patrick Pouyanné s’en est expliqué : "La question qui se pose à nous est un pur sujet d’entreprise. C’est du business, pas de l’émotion. Le premier sujet, c’est que nous constatons un écart de valorisation important entre TotalEnergies et nos concurrents américains… Le deuxième sujet, dans le contexte de la transition énergétique, est qu’un groupe comme le nôtre attire de moins en moins d’investisseurs européens et de plus en plus d’investisseurs institutionnels américains, qui représentent, aujourd’hui, 47% de notre actionnariat. Comment rendre TotalEnergies plus attractif encore sur ce marché américain qui valorise mieux les entreprises que le marché européen ?"
Viser toujours plus
Au regard de la pensée sociale chrétienne, cette posture pose question. Pourquoi ? D’une part, le but premier de cette cotation parallèle de ce fleuron français aux USA est la maximisation de sa valeur financière. Alors que la valeur de l’action TotalEnergies n’a cessé de croître, il s’agit de viser toujours plus. Patrick Pouyanné l’explique lui-même : "Le groupe Chevron, comparable au nôtre en termes de taille et de résultats, vaut environ 1,6 fois plus que nous." Le but est d’aller chercher la différence de valeur en devenant américain, dans un premier temps par la bourse, mais après ? Car une fois que les investisseurs américains (qui ne représentent que 47% de l’actionnariat de TotalEnergies) seront majoritaires, il ne faut pas être devin pour imaginer qu’ils demanderont la mutation du siège social et pourquoi pas la fusion de TotalEnergies avec l’un des leaders pétroliers américains, ce qui créerait encore plus de valeur.
Le fait de privilégier les investisseurs américains dont on connaît le peu d’appétence pour la transition énergétique décrédibilise totalement cette stratégie affichée.
Par ailleurs, cette annonce de Patrick Pouyanné de transférer une partie de la cotation vers New York n’est pas cohérente avec les communications répétées du groupe sur les investissements dans les énergies renouvelables (4 à 5 milliards, ce qui n’est pas rien, même si cela reste une partie faible — environ 30% — comparée aux investissements dans les énergies fossiles). En effet, le fait de privilégier les investisseurs américains dont on connaît le peu d’appétence pour la transition énergétique décrédibilise totalement cette stratégie affichée.
Les excès de l’optimisation financière
Dans une discussion en ligne sur Le Monde.fr en 2008, le président des Semaines sociales de France Jérôme Vignon, rappelait que "l’Église a toujours dit que la recherche du profit ne pouvait pas être le moteur de l’économie. Elle a admis que la profitabilité était un guide, un instrument, mais en aucun cas la finalité de l’économie. C’est une constante de l’enseignement social chrétien depuis la grande encyclique Rerum novarum en passant par toutes les encycliques intermédiaires. L’Église dit que la libre entreprise et le marché sont de bonnes choses, parce que ce sont des instruments de créativité et que l’homme est fait, à l’image de Dieu, créateur. Mais ce ne sont que des instruments, et ils sont subordonnés au bien commun. Et donc le profit ne peut être atteint à n’importe quelle condition". L’encyclique Sollicitudo rei socialis précise que le principe de solidarité est une "vertu humaine et chrétienne".
Dans la série des excès de l’optimisation financière, comment ne pas citer également le groupe de maisons de retraite Orpea (devenu Emeis), qui à force d’obsession de rentabilité a accumulé une dette de plus de 9 milliards d’euros, tout en négligeant le respect sanitaire des patients, jusqu’à généraliser un système de maltraitance dans de nombreux Ehpad ? Ou encore Atos, deuxième entreprise du numérique français et l’un des leaders mondiaux de la transformation digitale, qui avec plus de 100.000 collaborateurs, est lourdement pénalisée par près de 5 milliards d’euros de dette ? Cette entreprise stratégique pour la France est spécialisée dans des technologies de pointe comme le cloud, l’intelligence artificielle ou la cryptosécurité (assurant la cybersécurité des Jeux olympiques et de l’industrie nucléaire française). Va-t-elle survivre ou être dépecée et tomber entre des mains étrangères ? Pourquoi Atos en est arrivée à cette situation alarmante ? Selon un entretien à La Tribune de Bertrand Meunier, président du conseil d’administration d’Atos de 2019 à 2023, "le succès du cours de bourse d’Atos dans les années 2010 était en réalité le fruit d’une politique d’acquisitions et d’une forte croissance externe qui a été réalisée avec une sélectivité discutable ou insuffisante".
Soutenir l’économie réelle
Les messages de ces grands groupes du CAC 40 qui cherchent à maximiser à tout prix leur profit par des manœuvres financières ou en augmentant leur dette de manière disproportionnée est difficile à entendre pour les patrons d’ETI et de PME — dont je suis. En effet, notre combat quotidien est de contribuer à la réindustrialisation des territoires en France. Nous aurions besoin que nos "grands frères" s’engagent plus fortement à nos côtés pour soutenir l’économie réelle de terrain, ainsi que nos innovations et nos investissements en France !
Comme chrétiens, nous ne pouvons pas ignorer les interpellations traditionnelles de l’Église, reprises par le pape François dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium, qui dénoncent "l’idolâtrie de l’argent" et la "spéculation financière" et qui invitent à dire "non à l’argent qui gouverne au lieu de servir" (EG, 57-58).