Nous sommes entre l’Ascension et la Pentecôte, Jésus est parti, l’Esprit Saint n’est pas encore arrivé, les apôtres se sentent un peu seuls. Pierre, Paul, Jacques et les autres se retrouvent entre eux, et quand ils voient le bazar qui règne dans le monde, bien barricadés au cénacle, ils se disent que c’est certainement ce qu’ils ont de mieux à faire, parce que ce n’est pas franchement le moment de mettre le nez dehors et de dire qu’on est de vieilles connaissances de Jésus… sauf à aimer le contact !
C’est vrai des apôtres au cénacle mais c’est un peu vrai de nous aussi : de temps en temps, on se dit qu’on est bien entre nous et que le monde extérieur c’est un peu la jungle. En fait, devant le monde il y a trois attitudes. Il y a d’abord celui qui voit le monde comme un danger dont il faut se protéger, du coup il se barricade dans son église, bien close, hermétiquement fermée, pour être sûr que rien n’y pénètre, une église de purs, les cathares des temps modernes : nous, les bons catholiques. Le monde est mauvais, il faut s’en protéger, il faut lire de la bonne littérature, regarder la bonne télévision, écouter les bonnes émissions, avoir les bons amis pour éviter toute contamination du monde extérieur.
Il y a ensuite celui qui baisse les bras tout de suite et se dit : « De toute manière, c’est fichu, c’est le sens de l’histoire, alors autant en profiter. » Le chat est parti, les souris dansent et tant pis si tout part en vrille, ce que je veux moi c’est profiter de l’instant présent, me faire plaisir et après moi le déluge. Ou alors le même en version relativiste qui se dit : mais non le monde n’est pas si mauvais que ça, il ne faut pas non plus en faire un fromage, le bien le mal sont des concepts relatifs, tout passe. Il y a enfin celui qui se retranche, qui s’échappe ; celui qui baisse les bras et abandonne.
Et celui qui prend le monde tel qu’il est
Et il y a celui qui se relève les manches. Celui qui sait dans quel monde il vit et qui sait qu’il ne pourra pas en changer, mais qu’en revanche il peut le changer, celui-ci et pas un autre, un monde qui nous est confié exactement comme il a été confié à Adam à la Création : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la », comme il a été confié aux apôtres : « Allez dans le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création. » Il nous est confié à nous aujourd’hui et à personne d’autre, parce que nous sommes catholiques, disciples du Christ, et que nous avons entendu : « Je ne prie pas que tu les retires du monde… moi aussi, je les ai envoyés dans le monde » (Jn 17, 15 ; 18). Car Dieu ne nous retire pas du monde, ce monde que nous aimons parce que le Christ l’a aimé avant nous et que nous ne pouvons convertir que ce que nous aimons.
Nous voulons rester dans ce monde, et ne pas nous défiler, ne pas nous retrancher, ne pas chercher d’excuse du style : « Ce serait trop dur, on n’est pas assez nombreux, on n’est pas assez formé, on n’est pas assez chaud, on est trop jeune ou trop vieux, pas assez expérimenté… » Ce monde il est bien assez pour nous, il est tout ce que nous avons, et n’en voulons pas un autre. Nous l’aimons car c’est celui où le Christ nous a semés. Nous pouvons rêver d’un passé idéal et révolu ou d’un avenir fantasmé, des lendemains qui chantent, d’un grand soir, d’un Reich de mille ans, nous pourrions rêver d’un autre monde, mais nous ne sommes pas des rêveurs, nous sommes des fils du Dieu fait homme, des disciples d’un charpentier, nous sommes des réalistes, nous sommes profondément incarnés, comme disait Bernanos : « Nous prenons le temporel à bras-le-corps. »
Être fidèle
Dieu nous plante dans le monde mais nous n’y tiendrons notre rôle qu’à trois conditions que saint Jean énonce dans son évangile : être fidèle, être uni, être vrai. La première : être fidèle c’est « demeurer en Lui ». Il faut nous remplir de Dieu, il faut être gorgé de lui, saturé, comme un sachet de thé que Dieu remplirait de son amour. Un sachet vide ne donnera jamais aucun goût : ne restons pas vides car nous ne servirions de rien. Remplissez-vous de son amour « car Dieu est amour et que l’amour vient de Dieu »; alors quand vous serez plongé dans le monde vous serez comme un sachet de thé dans un bol d’eau chaude, vous y infuserez cette charité, cette paix qui vient de Dieu, vous diffuserez cette bonne odeur du Christ. Si vous sentez que vous manquez de saveur, si vous sentez un épuisement, si vous ne sentez plus le goût de la charité, remontez à la source, ne laissez aucune autre source vous remplir, écoutez la parole de Dieu, tous les jours, lisez en quelques versets. Nourrissez-vous de ses sacrements, priez-le dans le silence. Si vous n’êtes pas gorgé de Dieu, débordant de Lui, c’est que vous ne lisez pas tous les jours la parole de Dieu, c’est que pour vous la messe le dimanche, c’est déjà suffisant, c’est que vous ne vous confessez qu’une fois l’an… Non, ça ne suffit pas ! Alors vous serez sec comme ces vieux sachets de thé usagés, vous serez sombre comme une torche éteinte, vous serez triste comme un jour de pluie, vous serez froid comme un tison mort. Remplissez-vous de l’amour de Dieu et déversez le sur le monde, déversez le particulièrement sur ceux qui ne sont pas aimés, sur ceux qui ne croient plus à l’amour.
Dans ce monde Jésus n’y est peut-être plus mais nous nous y sommes (et Lui en nous, et Lui par nous). Non, le monde ne nous contaminera pas, c’est nous qui le contaminerons, parce que celui qui vit en nous est plus ardent, parce que le virus de la charité est bien plus puissant, bien plus contagieux.
Être uni et vrai
Deuxième condition, être uni « pour qu’ils soient un, comme nous-mêmes ». Comme au rugby, le « huit » de devant soudés, liés, d’un bloc, en rugby comme pour la mission on n’avance, on ne progresse que si on est unis. Toutes les divisions entre chrétiens sont un manque d’efficacité mais plus encore, elles sont un contre-témoignage. Quelle énergie perdue à se critiquer, à se jalouser ! comme si on avait que cela à faire ! Nous avons un monde à convertir, une ville à embraser : ne le perdez jamais de vue ! Gardez les yeux fixés sur le Christ, c’est lui notre unité.
Enfin troisième condition, être vrai : « Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité » (Jn 17, 17). C’est par la cohérence de notre vie, la conformité de notre vie à l’Évangile auquel nous croyons que nous porterons du fruit. Là encore, il ne s’agit pas de vivre une autre vie, il s’agit de vivre exactement la même vie que ses amis, aller au stade et chanter comme eux et même mieux qu’eux, travailler comme eux et même mieux qu’eux, faire la fête avec eux et même mieux qu’eux, vivre la même vie, mais la vivre autrement, être témoin d’une espérance, être témoin d’une autre joie. Des « tuiles », vous en aurez comme les autres, le monde ne vous épargnera pas, ce n’est pas parce que vous êtes catholiques que vous ne connaîtrez pas la douleur d’un décès, la drame du chômage ou de la maladie ; mais rien de tout cela ne saurai vous enlever la joie qui vient de Dieu.
Notre joie
C’est vrai qu’on est bien entre nous, mais l’invitation à la fin de la messe « Allez dans la paix du Christ » est-elle juste pour bien terminer l’office religieux, le signal pour aller acheter le gâteau du dimanche, ou pour finir sur une bonne note ? Non ! C’est que le lieu propre des fidèles baptisés, ce n’est pas l’église, c’est le monde ! L’église, venez-y tous les dimanches ou tous les jours comme on vient à la source de Dieu, mais n’y restez pas. Votre travail est dans le monde, ce monde que nous aimons, ce monde que nous voulons transformer, ce monde qu’avec la grâce de Dieu nous allons rendre plus évangélique. Elle est là notre joie.
Lectures du jour :
Ps 102
1Jn 4, 11-16
Jn 17, 11-19