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Est-il impossible pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille ?

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Morgane Afif - publié le 09/05/24
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Lorsque Jésus explique qu'"il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu", certains assurent qu'Il désigne non pas le chas d'une aiguille mais une petite porte qui perce la muraille de Jérusalem. Si l'image est charmante, est-elle seulement plausible ?

Et le jeune homme riche s’en alla tout triste. Il avait posé au Christ la seule question qui vaille en cette vie : "Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ?" (Mc 10, 17). Mais sa bourse était trop pleine et son cœur trop lourd de sa richesse pour se délester de son trésor ici-bas et le déposer dans les cieux. "Va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens" (Mc 10, 21-22).

C’est en voyant le jeune homme qu’il avait aimé s’éloigner douloureusement que Jésus adresse ce constat à ses disciples : "Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu" (Mc 10, 24-25). Ce passage est commun aux évangiles de Matthieu (Mt 19, 23-24) et de Luc (Lc 18, 24-25). Nombreux sont ceux qui se sont essayés à expliquer cette image étonnante qui convoque deux objets n’ayant à première vue aucun lien l’un avec l’autre ; l’aiguille et le chameau. 

Une analogie littérale

La première explication est littérale et le mot, à prendre au mot : quand Jésus compare le riche au chameau et le Royaume au trou de l’aiguille, Il manifeste l’impossibilité pour un  riche d’entrer dans le royaume de Dieu. Ce n’est pas la valeur pécuniaire d'un quelconque patrimoine qu’il faut ici évaluer, mais la manière dont l’on se sert de cette richesse : sont-ils un moyen ou une fin ? "Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur" (Mt 6, 21) rappelle ainsi le Seigneur. L’analogie du chameau n’est pas anodine : animal gros et pataud, il est considéré comme impropre dans l’Ancien Testament : "Toutefois, parmi les ruminants et les animaux à sabot fourchu et fendu, vous ne pourrez manger de ceux-ci : le chameau, le lièvre et le daman, car ils ruminent mais n’ont pas le sabot fourchu ; vous les tiendrez pour impurs." (Dt 7, 14). Le Lévitique double cet interdit : "parmi les ruminants et parmi les animaux ayant des sabots, vous ne pourrez pas manger ceux-ci : le chameau car, bien que ruminant, il n’a pas le sabot fourchu, il est impur pour vous" (Lv 11, 4). Impossible, donc, pour la bête de passer par le chas étroit d'une aiguille, imaginer l'analogie la rend d'ailleurs absurde.

Pour le monde hébraïque qui voit Jésus prononcer ces paroles, associer le chameau à la richesse insinue ainsi une répulsion immédiate à son égard, l'animal étant considéré comme impropre à la consommation. L'opulence est d’ailleurs l’autre symbolique de l’animal, lorsqu'il accompagne le cortège de la reine de Saba venue rendre visite au roi Salomon : "des chameaux chargés d’aromates, d’une énorme quantité d’or et de pierres précieuses" (2 Ch 9,1) ; (1 R 10, 2). C’est aussi la promesse d’Isaïe qui annonce la promesse faite à Jérusalem : "En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha" (Is 60,6). 

L’aiguille de Jérusalem

La tradition orale, originaire du XIe siècle, a aussi suggéré qu’il existait, à Jérusalem, une petite porte dans la muraille qui protégeait la ville et que l’on appelait le "Trou de l’Aiguille". Une fois le soleil couché, elle aurait permis l’accès à la cité à ceux qui n’avaient pas pu la rejoindre avant la fermeture des autres entrées. Pour y faire passer un chameau, il aurait ainsi fallu le faire se baisser et le délester de son chargement, dans une manœuvre habile et délicate. L’image est heureuse puisqu’elle suggère cette fois que l’entrée au Royaume des cieux n’est pas impossible, mais qu’elle est difficile et douloureuse et nécessite de s’être déchargé de ses biens terrestres en s’agenouillant devant Dieu et en ployant le cou devant Lui ; c’est-à-dire en reconnaissant Sa royauté. C'est dans les écrits de Paschase Radbert († vers 865), théologien du puis de Walafrid Strabo qu'on en trouve la source "avant d’être reprise par nombre d’exégètes à leur suite : Anselme de Laon, Thomas d’Aquin, Érasme (qui la mentionne mais n’y adhère pas)" explique à ce titre Thierry Murcia, historien, spécialiste du judaïsme antique et du christianisme primitif dans Poïkiloï karpoï : Exégèses païennes, juives et chrétiennes.

Nulle trace, pourtant de cette porte à Jérusalem, dont ni les historiens, ni les archéologues n’ont pu prouver l’existence. La porte ne figure pas non plus dans le chapitre 3 du livre de Néhémie qui, dans l’Ancien Testament, mentionne les douze portes de Jérusalem (Ne 3). Quoiqu’imparfaite, la traduction ne mentionne pas non plus le "trou de l’aiguille", mais le "trou d’une aiguille". Si poétique soit-elle, l’explication demeure donc peu probante. 

La porte étroite du Royaume des Cieux

Bien qu’improbable, la comparaison avec le chameau ne sort pas de nulle part puisque le Talmud de Babylone convoque lui-même l’image d’un éléphant passant par le chas d’une aiguille pour souligner l’absurdité et l’impossibilité d’une occurrence (cf. Berakhot 55b). L’homme, sans Dieu, ne peut se sauver lui-même sans ce double mouvement d’union de l’homme à Dieu : "Dieu, qui nous a créés sans nous, n'a pas voulu nous sauver sans nous" explique à ce titre saint Augustin (Sermon 169, 13).

L’idée de la porte étroite, si elle n’apparaît pas ici dans l'image du chameau et de l'aiguille, n’est pas non plus à rejeter totalement, car c’est le Christ lui-même qui l’annonce face à la foule : "Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car, je vous le déclare, beaucoup chercheront à entrer et n’y parviendront pas" (Lc 13, 24). La porte qui mène au Royaume est étroite, mais elle existe et il faut en effet, pour y passer, plier le cou et ployer le genou après avoir abandonné son fardeau et porté sa croix. Il suffit de laisser ouvrir en soi cette extrême pointe où se consomme la divine acceptation ; il suffit de laisser Dieu entrer en soi pour parvenir, au terme de cette vie, à entrer enfin en Lui. 

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