"Ce matin-là était un matin comme tous les autres, comme dans toutes les familles italiennes. J’avais préparé le café pour mon mari, nous l’avions bu ensemble, puis il est parti". Gemma Calabresi commence ainsi le récit du jour de l’assassinat de son mari Luigi, le 17 mai 1972. À cette époque, Gemma n’a que 25 ans et Luigi 34. Ils sont parents de deux jeunes enfants et attendent leur troisième. Gemma est une femme joyeuse, elle aime danser, écouter les Beatles et les Rolling Stones. Elle est profondément amoureuse de son mari avec qui elle partage sa vie depuis quatre ans dans leur appartement situé Via dei Cherubini à Milan. Ce matin-là, Luigi, jeune commissaire de police, doit se rendre au travail comme à son habitude, mais avant qu'il ne monte dans sa Fiat 500 bleue, on lui tire dans le dos.
C’est le début d’une période très sombre en Italie nommée “les années de plomb”. À cette époque, Luigi Calabresi est injustement accusé par l’extrême gauche d’avoir tué un anarchiste, suscitant un climat de haine à son encontre depuis quelques années. "Ce matin-là, il est sorti et je l’ai vu revenir une dernière fois dans la maison pour changer de cravate, alors que je donnais le petit déjeuner aux enfants. Il portait une cravate en soie rose, puis il a échangé avec une cravate en laine blanche", raconte Gemma. "Il m’a demandé comment il était. J’ai dit “bien, mais l’autre était bien aussi”, et il m’a répondu “oui, mais celle-ci est le symbole de ma pureté”". Ce sont les derniers mots de Luigi que Gemma a entendus.
Plus de 50 ans se sont écoulés, mais dans son livre en italien, La Crepa e la Luce (non traduit en français), Gemma Calabresi se souvient encore de cette journée avec précision. Après le départ de son mari, elle n'a pas entendu les coups de feu tirés juste devant sa maison, mais elle se souvient que des voisins et des collègues sont venus lui dire que son mari avait été blessé et conduit à l'hôpital. Quand le prêtre qui les avait mariés, Don Sandro, arrive à son tour, Gemma lui demande la vérité et, sans émettre un son, d'un simple mouvement des lèvres, il lui dit : "Il est mort".
Je suis convaincue qu’à cet instant, au plus bas de ma vie, dans ma solitude et mon désespoir, j'ai rencontré Dieu.
Gemma s’effondre sur le canapé, avec une douleur déchirante et un sentiment de vide. Rien n’avait plus de sens. Elle ne sait pas combien de temps s'est écoulé ainsi, plusieurs heures peut-être, mais soudain, elle ressent une immense paix et une sérénité inexplicable. "C'était comme si quelqu'un m'avait enveloppée dans ses bras, et là, dans cette étreinte, j'ai compris que j'allais m'en sortir, que ma vie serait différente, mais que mes enfants et moi allions avancer, car je n'étais pas seule. Je suis convaincue qu’à cet instant, au plus bas de ma vie, dans ma solitude et mon désespoir, j'ai rencontré Dieu".
“Prions un Je vous salue Marie pour la famille de l'assassin”
À cette époque, Gemma était croyante par "éducation et tradition", mais ce jour-là, elle ressent la présence de Dieu d’une manière profondément différente et sa foi se transforme. Remplie d'une sensation inconnue jusque-là, elle fait alors un acte inexplicable : "Moi, une jeune femme de 25 ans, dont le mari venait d'être assassiné, j'ai dit au père Sandro : “Prions un Je vous salue Marie pour la famille de l'assassin, qui aura sûrement plus de douleur que la mienne”". Une force et une inspiration qui ne venaient pas d'elle, explique Gemma, mais de plus haut, comme pour lui montrer le chemin. Même l'annonce nécrologique qu'elle choisit pour la mort de son mari et qui est publiée dans le Corriere della Sera dit : “Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font”. Gemma, avec ces paroles d’amour, qui sont les dernières paroles de Jésus sur la croix, voulait dissiper l’atmosphère de haine qui les entourait depuis des années.
Cependant, le chemin du pardon a été long et difficile. "Parfois, je pensais être sur la bonne voie, puis je lisais un article de journal et je reculais". Souvent, elle se surprend même à imaginer des scènes de vengeance. Pourtant, le souvenir de cette expérience où elle s’est sentie aimée de Dieu l'a accompagnée toute sa vie, surtout dans les moments les plus sombres de désespoir, de colère et de larmes. "Je savais qu'en tant que chrétienne, je devais pardonner, mais j'ai réalisé que le pardon ne se donne pas avec la tête. Il se donne avec le cœur, le silence et la prière. C'est un choix intérieur", explique Gemma.
"J'ai compris aussi que je n'avais pas le droit de reléguer ces hommes à l’acte le plus terrible de leur vie. Un jour, pendant le procès, j'ai vu que les accusés étaient tendres avec leurs enfants. L'un d'eux les a serrés très fort dans ses bras. Cette scène, je l'ai gardée dans mon cœur". Chaque jour, Gemma prie pour les meurtriers de son mari, particulièrement lorsqu'elle s'approche de l'Eucharistie, demandant à Dieu de leur accorder la paix du cœur. "Le pardon est vraiment un choix intérieur. C’est difficile, mais c’est possible de continuer à aimer la vie, même après une douleur déchirante, de croire en les autres même après la trahison et la calomnie, et de changer son jugement même sur ceux qui nous ont fait le plus mal".