Abba Joseph de Panépho est un moine d’Égypte à la grande époque. Il donnait ce conseil : "Si tu veux devenir moine, dis à toute occasion : qui suis-je moi ? Et ne juge personne." Ce jour-là, face à une question simple, posée par des personnes en proie à la tentation, il donne deux réponses d’apparence opposée.
Que faire face à la tentation ?
C’est Poemen — qui sera plus tard l’un des maîtres du désert — qui l’interroge en premier : "Que faire, lorsque les passions s'approchent ? Dois-je leur résister ou les laisser entrer ?"
Le vieillard lui dit : “Laisse-les entrer et combats avec elles.” Poemen revint alors à Scété et y demeura. Or, quelqu'un de Thèbes vint à Scété et dit aux frères : “J'ai demandé à abba Joseph si, lorsque s'approchent les passions, je devais leur résister ou les laisser entrer ; et il me répondit de ne pas les laisser du tout pénétrer et aussitôt de les retrancher.” Abba Poemen apprenant qu'abba Joseph avait parlé ainsi au Thébain, se leva et partit le voir à Panépho et lui dit : “Abba, je t'ai confié mes pensées, et voici que tu as parlé d'une façon à moi et d'une autre façon au Thébain.” Le vieillard lui dit : “Ne sais-tu pas que je t'aime ?” Et il dit que oui. “Et ne m'as-tu pas dit : Parle-moi comme si tu parlais à toi-même ? — C'est vrai.” Le vieillard dit alors : “En effet, si les passions entrent, et si tu combats avec elles en donnant et recevant des coups, elles te rendront plus éprouvé. Tu vois, je t'ai parlé comme à moi-même. Mais il y en a d'autres pour lesquels il n'est pas bon de s'approcher des passions, et qui doivent aussitôt les retrancher.”
La première réponse : laisser entrer
La première question, celle de Poemen, parle des "passions qui s’approchent". Dans la langue du désert, la passion a un sens forcément négatif, c’est une sollicitation soit d’orgueil, soit de gourmandise, soit de luxure. Le conseil est inattendu : "Laisse-les entrer et combat avec elles." Laisser entrer n’est pas céder, mais regarder le danger en face, ne pas faire simplement la sourde oreille, parce qu’à la fin, s’il n’y a pas une résistance claire, la tentation se glissera insensiblement dans l’esprit, embrumera l’imagination et finira par entraîner un consentement à demi conscient. Il faut au contraire repérer l’ennemi, l’agresser même sur son terrain, pour pouvoir lui résister, car il aime, lui, frapper par derrière les fuyards, ceux qui essaient d’échapper au combat, par lassitude ou secrète complicité. "J’ai vu, j’ai repéré mes espions" dit le psaume (92,12).
L’autre option : fermer la porte
À la deuxième question, celle du Thébain, dont on ne saura pas le nom, est sensiblement la même, le conseil de Joseph est de ne pas du tout laisser les passions pénétrer, mais aussitôt de les retrancher. La préoccupation est différente. À cet homme, qui débute sans doute dans le combat spirituel, il faut apprendre à ne pas flirter avec la tentation, de ne pas se figurer que parce qu’on refuse par principe ses avances, on peut rester inaccessible jusqu’au bout. Combien se sont fait avoir par cette fausse assurance, se figurant qu’ils pourraient toujours dire "non" à la dernière minute, même au bord de la bêtise à ne pas faire… et qui l’ont faite quand même ? Il y a là une présomption qui est le premier péché qui en entraîne d‘autres.
Pas de recettes passe-partout
Les deux réponses sont donc justes, mais ne s’appliquent pas au même point du cheminement de l’âme en quête de servir Dieu. La première concerne un homme qui a déjà fait l’expérience d’un retranchement net avec le "monde" et qui s’étonne de devoir encore affronter les mêmes tentations qu’il a pourtant voulu bien souvent rejeter. L’autre vient en aide à l’inexpérience d’un débutant, qui risque de jouer avec le feu.
Il y a souvent chez les Pères du désert des sentences paradoxales ou contradictoires, qui exercent le discernement et évitent les recettes passe-partout. À nous de comprendre leur finesse ! Aujourd’hui Abba Joseph nous donne deux grandes leçons pour combattre la tentation : il faut identifier notre ennemi et ne lui faire aucune concession, il ne faut pas nous lasser dans le combat, en sachant que la couronne est à celui qui aura résisté une énième fois — qui sera la bonne !