Alors que l’Église dans le monde commémore la passion et la mort de Jésus, le Colisée se métamorphose chaque Vendredi saint en scène géante de la Via Crucis, et les pentes du Mont Esquilin, pour une heure, matérialisent celles du Golgotha. À la nuit tombée, les ruines du fameux amphithéâtre de forme ovale se parent d’un jeu d’ombres et de lumières, et des milliers de fidèles viennent y unir leurs prières à celles du pape, dans une atmosphère d’intense recueillement, autour de la croix que porta le Christ.
Le Colisée, au cœur du centre historique de Rome, a longtemps été considéré comme le lieu des premiers martyrs chrétiens dans la Rome antique. Même si les recherches archéologiques ont depuis montré que l’amphithéâtre avait davantage été le lieu des fameux combats de gladiateurs de l’Empire romain que celui des exécutions, sa réputation est restée connotée du sang des chrétiens. C’est en raison de cette symbolique que le pape Benoît XIV choisit le monument pour incarner le plus grand chemin de croix du XVIIIe siècle, à l’époque où cette tradition commençait à se répandre un peu partout en Europe. En 1750, le pontife italien fit ainsi ériger 14 Stations et une grande croix au centre de l’amphithéâtre flavien.
Le 19 septembre 1756, le même pape consacra le Colisée à la mémoire de la Passion du Christ et des martyrs. La tradition perdura pour plus d’un siècle, avant de tomber en désuétude avec l’unification de l’Italie (1861) et la fin du pouvoir temporel de l’Église, le pontife ayant perdu sa souveraineté sur le territoire romain. Puis, durant la Semaine sainte de l’année 1959, Jean XXIII présida à nouveau la Via crucis au Colisée. Il faudra cependant attendre son successeur, Paul VI, pour que cette tradition renaisse de façon durable, en 1964. C’est aussi sous son pontificat que la célébration fut pour la première fois retransmise en mondovision et en couleurs, en 1977.
Des Via crucis à l’actualité douloureuse
Dès lors, sauf à de rares exceptions, comme pendant la pandémie de covid, les pontifes ont repris le flambeau : chaque année, l’homme en blanc accède à un podium surplombant le Colisée, pour suivre le parcours de la croix portée par des groupes de fidèles, alors que le grand silence de la foule recueillie assourdit la rumeur lointaine du trafic de la Ville éternelle. Certains Chemins de croix du Colisée ont particulièrement marqué les esprits, comme le dernier de Jean Paul II en 2005. Le pontife polonais, qui, en fin de vie, suivait la célébration depuis le Palais apostolique, avait confié au cardinal Joseph Ratzinger – alors préfet de la congrégation pour la Doctrine de la foi – de faire les méditations. Le texte de celui qui deviendra Benoît XVI avait dénoncé à mots à peine couverts les abus commis par des prêtres, dont le scandale commençait à éclater. "Que de souillures dans l’Église, et particulièrement parmi ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir totalement !", s’était affligé le préfet dans ces paroles entrées dans l’histoire.
Face à la mort, le silence est plus éloquent que les paroles.
Au cours de son long pontificat, Jean Paul II a confié les méditations à des personnalités du monde de la culture, à des journalistes, à des femmes, dont la religieuse suisse Minke de Vries, de la communauté protestante de Grandchamp, ou encore au patriarche orthodoxe Bartholomée Ier. Sous le pontificat de François, une violente polémique avait déchiré le Chemin de croix de l’année 2022. Deux mois après l’invasion russe en Ukraine, le pontife argentin avait demandé à une femme russe et une femme ukrainienne de rédiger la 13e Station, mais cette initiative semblant mettre sur le même plan un pays agresseur et un pays agressé avait provoqué une levée de boucliers.
Finalement, les deux femmes avaient porté ensemble la croix, et le texte de la méditation avait été remplacé par un temps de silence pour la paix dans le monde. "Face à la mort, le silence est plus éloquent que les paroles", avait-on entendu simplement résonner dans les haut-parleurs de l’arène.