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De l’avortement à l’euthanasie, la liberté de conscience sur une pente glissante

échographie médecine
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Jean Duchesne - publié le 20/03/24
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La liberté de conscience remise en cause par la "constitutionnalisation" de l’avortement pourrait l’être aussi, selon le même processus, par l’instauration d’une "aide à mourir", avertit l’essayiste Jean Duchesne.

Avant la "constitutionnalisation" de l’avortement, le Sénat a repoussé deux amendements allant dans le même sens. L’un visait à rappeler le "respect de la clause de conscience des médecins, ou professionnels de santé, appelés à pratiquer l’intervention". L’autre faisait disparaître du texte la précision que la "liberté" de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG) était "garantie". La crainte était que soit ainsi créé un "droit opposable", qui pourrait être invoqué pour poursuivre en justice des soignants refusant par conviction d’éliminer un enfant à naître. C’est donc une liberté absolument fondamentale — l’objection de conscience — qu’il a été décidé d’ignorer. Ce rejet ne laisse pas d’être inquiétant, alors que s’annonce maintenant un droit de recevoir une "aide à mourir".

La liberté de conscience selon le droit

Certes, le ministre de la Justice a assuré, à la veille du vote par le Congrès, que "le médecin qui ne voudra pas [pratiquer une IVG] aura évidemment le droit et la liberté de ne pas vouloir. On ne va pas violer les consciences. Et ça, c’est d’ores et déjà garanti par la Constitution". L’ennui est que cette dernière affirmation n’est pas tout à fait exacte, et il est assez piquant de voir à présent inscrite dans la Constitution de la République française la liberté de l’avortement, alors que ne l’est pas la "clause de conscience", c’est-à-dire le droit de ne pas accomplir, pour des raisons éthiques, un acte prescrit ou autorisé par la loi. La liberté de conscience ne figure pas non plus dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, où il est seulement dit que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses", sauf si l’ordre public s’en trouve troublé (article 10).

Ce droit figure expressément, en revanche, dans la Déclaration universelle de 1948 (article 18), dans la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 (article 9) et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (articles 52 à 55 de la Constitution de 1958). De plus, la "clause de conscience" a été formellement confirmée deux fois (1977 et 2013) par le Conseil constitutionnel. Elle se trouve aussi dans le Code de santé publique (article L2212-8) qui récapitule les lois dans ce domaine, et dans le Code de déontologie des médecins (article R4127-47), édicté par leur Ordre national.

De la contraception à l’avortement

Dans ces conditions, les amendements proposés au Sénat pouvaient être jugés superflus. Mais on peut en dire autant de l’insertion dans la Constitution du droit à l’avortement, déjà établi par la loi Veil de 1975. Celle-ci n’avait d’ailleurs été jugée comme un "progrès" que par certains, et par beaucoup comme une sorte de "moindre mal", la contraception légalisée par la loi Neuwirth de 1967 ne suffisant apparemment pas à éviter les grossesses indésirées et donc les avortements clandestins (et risqués) ou à l’étranger (à condition d’en avoir les moyens), qui avaient pourtant été les principaux arguments pour autoriser "la pilule".

On s’éloigne donc de plus en plus de l’intention de celle qui a donné son nom à la loi en la présentant comme permettant une "exception" à laquelle "aucune femme ne recourt de gaieté de cœur

La loi Veil a été plusieurs fois modifiée pour faciliter l’accès à l’avortement. Celui-ci est notamment devenu en 1982 remboursable par la Sécurité sociale, et donc assimilé à un soin. En 1993 a été instauré un délit d" entrave à l’IVG". En 2001, le délai a été allongé de 10 à 12 (puis 14 en 2022) semaines, l’autorisation parentale pour les mineures a été supprimée, les IVG médicamenteuses (non instrumentales) ont été encouragées, etc. On s’éloigne donc de plus en plus de l’intention de celle qui a donné son nom à la loi en la présentant comme permettant une "exception" à laquelle "aucune femme ne recourt de gaieté de cœur". 

Un drame devenu banal

Ce qui, selon Simone Veil, est "toujours un drame" tourne donc non seulement en thérapie anodine, mais encore en liberté fondamentale dont le principe n’est pas contestable et à l’exercice de laquelle il est punissable de ne pas coopérer. C’est ce qui s’est manifesté lors du vote du Congrès, quand certains députés ont annoncé leur volonté de "continuer le combat" pour abroger dans la loi Veil les paragraphes de l’article 4 permettant aux soignants de refuser de pratiquer l’IVG. Les arguments étaient que la "clause de conscience" existe déjà comme règle générale dans la législation, que sa reprise à propos de l’avortement "stigmatise" les femmes qui y ont recours et que trop de soignants l’invoquent encore.

La loi de 1975 restreint pourtant sérieusement l’objection morale : elle oblige à aiguiller vers des praticiens et services qui offrent cette prestation. Si son rappel dans le cas de l’IVG était supprimé, la "clause de conscience" subsisterait ailleurs, au moins en théorie, dans le droit. Mais cette abrogation futile aurait un effet symbolique, analogue à la "garantie" constitutionnelle de l’accès à l’avortement. Et que cela soit considéré comme possible, et même souhaitable puisque déculpabilisant, suggère déjà que la liberté de résistance par conviction intime n’est pas un absolu intangible et devrait céder face aux pressions sociales.

Vers le "meilleur des mondes"

Le défi risque fort de se reposer bientôt si, comme il est probable, sont adoptées des dispositions permettant d’abréger les pénibles maladies "terminales". À nouveau, on parlera d’abord de "cas extrêmes", de "détresses", puis de délivrance administrée "par compassion", avant que cela devienne une norme déclarée banale, à l’observance de laquelle il serait indécent et même pénalisable de se soustraire, que l’on soit mourant ou soignant. 

On serait alors engagé sur la pente glissante qui dévale jusqu’au sinistre Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932). La transformation en engrais (pas de gaspillage !) des individus d’âge un peu avancé y est programmée sans que nul ne s’en émeuve. On peut aussi penser à une autre dystopie anglaise : Les Fils de l’homme (1992) de P.D. James (émule d’Agatha Christie), où ne plus avoir d’enfants justifie de se débarrasser des vieillards.

La "culture de mort"

Il n’est pas dit que l’"aide à mourir" s’impose aussi aisément que l’IVG. Nombre de "professionnels de santé" ont déjà protesté contre le projet de loi présidentiel. Quelqu’un "en fin de vie" est plus irrécusablement une personne qu’un embryon. Et surtout, tous sont concernés, sachant qu’eux-mêmes en arriveront là et ne pourront plus que subir : frustration de privations et pertes, anxiété au bord de l’inconnu ou du néant, peur de souffrir mais aussi que ces souffrances soient inutilement prolongées ou encore d’être un poids pour ses proches ou pour "la société", ou inversement de n’être déjà plus qu’un déchet. La conscience de ce que vaut toute vie humaine (dont celle de chacun) est ainsi assez crûment interpelée. 

Ce qui porte l’institutionnalisation de l’euthanasie et du suicide assisté (quelle que soit l’appellation choisie pour les enrober) est assurément la "culture de mort" dénoncée par saint Jean-Paul II dans Evangelium vitae en 1995. Entendons par là l’idée que, sans liberté individuelle, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. La foi qui discerne dans cette démission un effet du péché n’a guère de chances de se faire entendre dans un contexte sécularisé. Mais elle peut éveiller la conscience (plus philosophique que morale ou religieuse) que le propre de l’être humain est une invincible intuition que sa liberté ne dépend pas exclusivement de son existence biologique et que la vie dans sa plénitude ne se résume pas à recevoir et prendre, mais implique, jusqu’à travers la mort, d’être transmise en s’offrant sans rien exiger en retour.

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