Puis, le jour de l’élection, le 13 mars, après avoir passé la matinée dans la chapelle Sixtine pour le vote, j’ai reçu trois signaux très clairs. Je dois dire avant tout que pendant le conclave, pour ne pas avoir de contacts avec le monde extérieur, nous dormions tous à la résidence Sainte-Marthe. De retour à la résidence pour le déjeuner, avant d’aller manger, je suis monté au cinquième étage, où logeait le cardinal Jaime Ortega y Alamino, archevêque de La Havane, qui m’avait demandé une copie du discours que j’avais tenu pendant les congrégations générales. Je lui ai apporté mes notes en m’excusant car elles étaient écrites à la main et l’ai informé que je n’avais pas de photocopie. Il me répondit : « Ah, fantastique, je rapporte chez moi un souvenir du nouveau pape… » C’était le premier signal, mais je ne comprenais pas encore. Je pris l’ascenseur pour retourner à mon étage, le deuxième, mais il s’arrêta au quatrième, et le cardinal Francisco Errázuriz, archevêque émérite de Santiago du Chili que j’avais connu à Aparecida, entra. « Tu as préparé ton discours ? me demanda-t-il. — Quel discours ? répondis-je, curieux. — Celui que du devras faire aujourd’hui quand tu te présenteras à la loge centrale de la basilique… » Cela a été le deuxième signal, mais je ne l’ai pas compris non plus. Je suis descendu pour déjeuner et suis entré dans la salle à manger avec le cardinal Leonardo Sandri. Plusieurs cardinaux européens déjà présents m’ont dit : « Venez, Éminence, racontez-nous un peu l’Amérique latine… » J’ai accepté leur invitation sans y prêter trop d’attention, mais ils m’ont soumis à un véritable interrogatoire. À la fin du déjeuner, alors que je sortais, le cardinal Santos Abril y Castelló, que j’avais bien connu quand il était nonce apostolique en Argentine, me demanda : « Éminence, pardon pour cette question, mais c’est vrai qu’il vous manque un poumon ? — Non, ce n’est pas vrai, répondis-je. Il me manque seulement le lobe supérieur du poumon droit. — Quand est-ce arrivé ? a-t-il insisté. — En 1957, quand j’avais vingt et un ans. » Soudain sérieux, l’air agacé, il a répondu : « Ces manœuvres de dernière minute… » C’est à ce moment précis que j’ai compris que les cardinaux pensaient à moi comme successeur de Benoît XVI. L’après-midi, nous avons repris le conclave. Arrivé devant la chapelle Sixtine, je trouvai le cardinal italien Gianfranco Ravasi. Nous avons discuté car, pendant mes études, j’utilisais toujours les éditions des livres sapientiels qu’il dirigeait, en particulier le livre de Job. Nous sommes restés devant la porte à échanger, allant et venant devant l’entrée. Après ce qui s’était passé au déjeuner, inconsciemment je ne voulais pas entrer, car je redoutais l’élection. Si bien que, à un moment, un cérémoniaire pontifical sortit et nous a demandé : « Vous entrez, oui ou non ? » Lors du premier vote, j’ai été presque élu. Le cardinal brésilien Cláudio Hummes s’est approché de moi et m’a dit : « N’aie pas peur, hein ! C’est comme ça que s’y prend le Saint-Esprit ! » Puis, au troisième vote de l’après-midi, le soixante-dix-septième, quand mon nom atteignit les deux tiers de préférences, tout le monde applaudit longuement. Tandis que le scrutin se poursuivait, Hummes s’est à nouveau approché, m’a embrassé et m’a dit cette phrase qui m’est toujours restée dans le cœur et dans l’esprit : « N’oublie pas les pauvres… » C’est là que j’ai choisi mon nom de pape : François. En l’honneur de saint François d’Assise. Je le communiquai officiellement au cardinal Giovanni Battista Re : le doyen, le cardinal Angelo Sodano, et le sous-doyen, le cardinal Roger Etchegaray, étaient hors du conclave car ils avaient plus de quatre-vingts ans. Étant le premier cardinal évêque électeur par ordre d’ancienneté, comme prévu par la procédure, assurait dans la chapelle Sixtine les missions du doyen. C’est lui qui m’a posé les deux questions prévues par le rite : « Acceptez-vous votre élection canonique comme souverain pontife ? » et « Comment voulez-vous être appelé ? » Ma vie était une fois de plus bouleversée par les projets de Dieu. Le Seigneur était à mes côtés, je le sentais présent, il me précédait et m’accompagnait dans cette nouvelle charge au service de l’Église et des fidèles, décidée par les cardinaux qui agissaient mus par le Saint-Esprit. Quand vint le moment d’enfiler pour la première fois les vêtements de pape, dans la pièce appelée Chambre des Larmes, le maître des célébrations liturgiques pontificales de l’époque, Mgr Guido Marini m’a expliqué avec une grande patience tout ce qu’il fallait faire. Il me montra la croix pectorale, les mules rouges, la soutane blanche en trois tailles et d’autres parements papaux, dont la mosette rouge. Je lui ai dit : « Je vous remercie beaucoup pour votre travail, monseigneur, mais je suis attaché à mes affaires : je porterai seulement la soutane blanche, mais je garderai ma croix pectorale d’archevêque et mes chaussures orthopédiques ! » Avec une grande disponibilité, il a accepté ma décision. J’ai ensuite annoncé aux cérémoniaires que, après l’Habemus Papam, je souhaitais avoir à mes côtés dans la loge centrale de la basilique le cardinal Cláudio Hummes et celui qui était alors vicaire du diocèse de Rome, le cardinal Agostino Vallini. Mon souhait a été satisfait. Je ne peux pas cacher que j’ai éprouvé une grande émotion en voyant toute cette foule place Saint-Pierre, qui attendait de voir le nouveau pape. Il y avait des drapeaux du monde entier, des prières, des chants, et malgré la pluie tout le monde était resté là pour attendre. L’Esprit soufflait sur les gens, c’était un moment de grâce pour toute l’Église, un chœur unique de prières s’élevait jusqu’au ciel pour honorer le Seigneur ! J’ai eu une pensée pour mes parents, pour ma grand-mère Rosa, mes frères et sœurs, je pensais à tous les gens pauvres et exclus que j’avais rencontrés dans ma vie, et j’ai trouvé la force nécessaire en me souvenant d’eux, en décidant de les placer au cœur de mon service.