"Cette fois les choses sont claires", titrait mardi 12 mars Corse Matin. Le seul journal insulaire se félicite qu’on aille enfin vers une "vraie" autonomie de l’île. L’accord trouvé entre les élus locaux et le gouvernement prévoit d’inscrire dans la Constitution "un pouvoir normatif propre à la Corse, qu'il soit législatif ou réglementaire", indique le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Une loi organique définira les champs de compétences dans lesquels ce pouvoir s’exercera et les conditions de son évaluation. Dont acte.
L’autonomie, une supercherie ?
Autonomie, c’est le maître-mot, livré comme un paquet-cadeau à tous les contempteurs du jacobinisme. Enfin, se disent certains, les territoires vont retrouver un peu d’air. Dans son livre La Corse, une autonomie en question (Passés composés), l’historien Michel Vergé-Franceschi dénonce une dangereuse supercherie. Pour nous convaincre, l’historien cite la fable de La Fontaine "Les Membres et l’Estomac", où les bras et les jambes, partis en rébellion contre l’organe vital, s’aperçoivent à leurs dépens que "celui qu’ils croyaient oisif et paresseux à l’intérêt commun contribuait plus qu’eux". L’unité fait la force, telle est la leçon. Les Corses souffrent déjà de leur insularité. L’autonomie ne ferait-elle pas qu’ajouter à leur isolement ? Pour Vergé-Franceschi, ce statut politique n’a pas de sens si l'économie ne suit pas ou, plutôt ne devance pas la réalité politique. L'autonomie fait aussi régresser la Corse au niveau des territoires d’outre-mer, alors que, selon l’historien, l’Île de Beauté est une sentinelle du continent et que loin de se borner à la Méditerranée, ses hommes ont peuplé le monde, à l’image de toutes les Paoli City qu’on trouve aux États-Unis.
Abandon et déliaison
Autonomie rime aussi, sans le dire, avec économie : je te largue un peu plus pour ne plus devoir m’occuper de toi. Car, à la différence de La Fontaine, c’est surtout l’estomac qui veut se débarrasser des organes qu’il nourrit, et non l’inverse qui se produit. L’autonomie masque alors un autre concept, celui d’abandon. Mot terrible. L’abandon, avec ses voyelles longues et sourdes, est empli de tristesse. On pense à l’enfant qui pleure ses parents, à la maison vide menaçant ruine. Que de souffrances n’a-t-il pas charriées dans l’histoire, notamment sur les bateaux rapatriant les Français d’Algérie.
L’autonomie fait le lien entre abandon et déliaison. Ce dernier terme, plus jargonnant, les sociologues François Dubet et Danilo Martuccelli l’avaient ausculté dans leur ouvrage Dans quelle société vivons-nous ? (Seuil, 1998). Déjà à l’époque, ils constataient que "le projet de parvenir à une représentation d'ensemble de la vie sociale à partir de quelques notions unitaires et centrales se défait" et que, simultanément, se développe une "culture héroïque du sujet" qui, notait Le Monde, "renvoie chacun à la construction et à la responsabilité de son propre destin". À la lutte des classes succéda la "lutte des places", la concurrence de tous contre tous. Ce "chacun pour soi" est dans les gênes du capitalisme. Le déplorer ne signifie pas qu’on regarde l’État obèse et invasif comme la panacée. Mais une chose est sûre : le fil rouge de la séquence que nous vivons, c’est l’autonomie, qu’il s’agisse du statut de la Corse, ce territoire négligé, de l’avortement touchant surtout les pauvres ou de l’euthanasie qui va tuer les vieux.
La mort de la fraternité
Les forts abandonnent les faibles. On s'habitue de plus en plus à cette idée que l'on ne pourra pas sauver tout le monde. Alors, pour ne pas prendre ses responsabilités, on dit à celui qu'on veut tuer de se tirer lui-même une balle. En disant "merci" et avec le sourire, s'il vous plaît. Aussi y a-t-il de quoi s’alarmer de l’aide active à mourir. Nul homme n’est une île. "Je décide de tout" ne peut pas tenir lieu d’éthique. La loi qui se prépare déchire le tissu d’interdépendances qui nous lie les uns aux autres. C'est la mort de la fraternité. Cette fois, effectivement, les choses sont claires.