La République ne compte pas ses heures quand il s’agit de déclamer des oraisons funèbres : avec la panthéonisation de Missak Manouchian, Emmanuel Macron en était à son 25e hommage, record absolu. Robert Badinter, Simone Veil, Jacques Delors, mais aussi Jean-Paul Belmondo ou Michel Bouquet ont eu droit au discours du chef de l’État en personne, discours à l’imparfait, outil identitaire à l’usage d’un monde apparemment wokiste et en réalité nostalgique. À écouter le Président, on comprend que les héros ne sont plus célébrés à cause de leur parcours personnel unique, mais pour ce qu’ils représentent de collectif : une fraction de l’image idéale que la France veut se donner d’elle-même.
Un phénomène récent
Manouchian, par exemple, permet de cocher la case "résistant étranger communiste" jusqu’ici oubliée, comme Marie Curie avait permis de cocher la case "femme de science" et Joséphine Baker la diversité. Le pays finit par ressembler à un cimetière d’éléphants. Le cœur de métier du Président de la République, la part de sa vocation qu’il ne saurait déléguer à personne, consiste désormais à compter les morts. On ne demande plus au politique d’annoncer l’avenir, mais de mettre un peu de musique sur le générique de fin d’une civilisation, comme on fait écouter la marche Pomp and Circumstance de sir Edward Elgar au moment de la remise des diplômes dans les universités américaines : c’était bien, c’est fini. Sortez vos mouchoirs et dispersez-vous.
Le phénomène est récent et n’a réellement commencé qu’avec Jacques Chirac, qui, coïncidence, était passé par Harvard. Quand les cendres de Jean Moulin ont été transférées au Panthéon, en 1964, le général De Gaulle avait considéré que ce n’était pas au président de la République de faire un discours : il laissa cette tâche à son ministre des Affaires culturelles (il est vrai que c’était Malraux), tout comme le décida Pompidou quand il voulut rendre un hommage national à François Mauriac en 1970. Quand Malraux est mort à son tour, en 1976, ce n’est pas le président Giscard d’Estaing qui prononça son hommage. Les premiers présidents de la Ve République ne se voyaient pas chargés d’inaugurer les chrysanthèmes autour des disparus même les plus illustres : ils avaient autre chose à faire.
L’État compassionnel
Puis les temps ont changé. Quand les cendres du même André Malraux ont été transférés au Panthéon en 1996, c’est le président Chirac lui-même qui a prononcé un hommage. Il l’a fait derrière un pupitre qui évoquait celui du ministre Malraux au moment du transfert des cendres de Moulin. Après Chirac, les présidents successifs ont passé de plus en plus de temps à déclamer des éloges posthumes. Pour retrouver un tel phénomène, il faudrait remonter à Bossuet qui, en installant pendant quelques années l’oraison funèbre au sommet de la littérature et de la pensée, a accompagné le crépuscule du grand siècle. Mais le crépuscule du grand siècle était chanté sur une mélodie catholique, celle de l’évêque de Meaux. Elle laissait l’État à sa place. À présent, c’est l’État qui tire les leçons morales de l’exemple des morts.
Depuis que le Panthéon a perdu définitivement son affectation au culte en 1881, la République n’a cessé d’inventer une religion civile avec sa liturgie, ses saints, ses bougies et ses processions : le crépuscule du pays est devenu politique et l’oraison funèbre est devenue un art séculier. Ou plutôt l’État séculier s’est autoproclamé autorité spirituelle. Nous avions connu l’État régalien, puis l’État-providence : voici État compassionnel, version liturgique de l’État impuissant.
La politique de la religion civile
Car il y a avec Robert Badinter quelque chose de particulièrement symbolique : en annonçant immédiatement le transfert au Panthéon des cendres de ce grand garde des Sceaux — canonisation sante subito digne de l’époque médiévale — le président a élevé au rang de dogme de la nouvelle religion civile l’abolition de la peine de mort. La suppression de la peine capitale n’est pas une réforme comme les autres. Elle est devenue identitaire en Europe, tout comme la laïcité. Elle a changé l’État. Pierre Manent a montré dans La Raison des nations comment l’abolition de la peine capitale avait anémié l’État-nation dans le Vieux Continent pendant que les États-Unis par exemple, se complaisant dans une véritable allégresse punitive, gardaient intact leur notion d’État souverain. En Europe, les États continuent de nous demander de risquer nos vies pour eux mais posent comme principe constitutionnel que le pire terroriste, lui, ne risquera jamais sa vie en s’attaquant à l’État. La suppression de la peine de mort exprime ainsi l’aboutissement de la politique de la religion civile inventée par un État anticlérical muté au fil du temps en État de la religion laïque. Sa célébration au Panthéon sera l’aboutissement de la culture de l’épilogue.
Supprimer la peine de mort dans l’arsenal pénal, comme supprimer l’arme nucléaire dans l’arsenal militaire, ne change rien en pratique immédiate mais tout en profondeur. Un État désarmé en est réduit à se payer de mots. Il prononce des éloges funèbres. Il n’est plus exactement un État.