L’aube du Ve siècle marque, pour l’Occident, un effondrement que personne n’a vu venir. Les Barbares qui franchissent le Rhin en décembre 405, se répandent dans l’Empire, dévastent Rhénanie, Belgique, Gaule, Espagne, Afrique du Nord et, en août 410, s’emparent de Rome, la pillent et réduisent ce qui reste de sa population en esclavage, persuade les contemporains de l’imminence de la Parousie. Alors que la fin du monde est proche, à quoi bon s’accrocher aux biens périssables, se marier, fonder une famille ?
Une grotte dans les monts du Jura
Tel est le raisonnement que se tient Romain, fils aîné d’une famille de l’aristocratie gallo-romaine de Séquanaise, né vers 390 dans le Bugey. Les bouleversements du temps l’ont empêché de poursuivre ses études, les universités gauloises ayant été anéanties lors de l’invasion mais cela ne trouble pas un garçon qui, depuis son enfance, veut se consacrer à Dieu et dont les vertus, la piété, la charité font l’admiration de tous. Certes, son père tente de le marier mais Romain lui oppose un refus définitif et, abandonnant sa part d’héritage à son cadet Lupicin, se retire au monastère d’Ainay, près de Lyon où il s’initie aux Lettres sacrées, se passionnant pour l’histoire des Pères du désert et les Institutions de Cassien. Depuis 412, la région rhodanienne est au pouvoir des Burgondes mais, quoique converti à l’arianisme, ce peuple scandinave se montre tolérant envers les catholiques.
Vers 425, Romain se lasse de l’existence trop facile menée à Ainay. L’exemple d’Antoine et des solitaires égyptiens lui parait si enviable qu’il brûle de se retirer, à leur imitation, loin des bruits du monde. Il part vers les monts du Jura, trouve une pièce de terre fertile, une grotte abritée d’un sapin, une fontaine abondante, des arbres dont les fruits suffiront à le nourrir. Là, il peut s’adonner à la prière, au travail manuel, à la lectio divina, s’inspirant des règles de Basile et Pacôme. Dieu ne veut pas pour lui cette austère solitude.
Une pluie de pierres
Une nuit, Lupicin, resté sous le toit paternel, fait un rêve ; il voit Romain devenu ermite qui l’appelle à le rejoindre. Persuadé d’un signe du Ciel, Lupicin, libéré de la tutelle de son père, décédé depuis peu, et des liens conjugaux car sa femme est morte sans lui laisser d’enfant, part à son tour, laissant l’héritage à sa mère et à Iola, sa cadette. Guidé par l’Esprit, il déniche le refuge de Romain et lui propose de partager sa vie érémitique.
Depuis leur enfance, les deux frères, dotés de caractères antinomiques, se sont toujours difficilement supportés. La placide douceur de Romain, son horreur des querelles, sa volonté arrangeante exaspèrent Lupicin, sévère aux autres comme à lui-même, rigide, intransigeant, et vice-versa… On pourrait s’attendre au pire de leur rapprochement, il n’en est rien. Prenant sur eux, ils s’accommodent mutuellement de leurs défauts et qualités contraires, parviennent à s’entendre. Ce qui exaspère le démon, inquiet de l’œuvre sainte qui pourrait surgir de leurs efforts. Il faut ruiner tout cela ! Aux tentations ordinaires, connues par les Pères du désert, s’ajoutent vexations diaboliques, brutalités physiques et même une pluie de pierre sur leurs têtes. Affolés, les deux frères, d’un commun accord, quittent leur refuge pour rentrer chez eux. À la nuit, ils demandent l’hospitalité d’une femme âgée, lui racontent leurs malheurs et cette pieuse chrétienne leur reproche d’avoir si aisément cédé devant l’ennemi. Pris de honte, à l’aube, ils remontent à leur ermitage, redoublent de zèle dans la prière, se mortifient au point que le diable, vaincu, renonce à les persécuter.
Les vocations affluent
Dans l’intervalle, le bruit de leur présence dans la montagne s’est répandu et de nombreux garçons, attirés par leur mode de vie, les rejoignent. Certes, l’existence, faite de jeûnes, abstinence et travail, est rude mais les vocations affluent au point que l’ermitage cède la place à une abbaye, Condat, qui se dote d’une règle et d’un statut officiel. En 444, de passage dans la région, l’évêque Hilaire d’Arles appelle Romain, quinquagénaire, au sacerdoce. Les postulants se multipliant, l’année suivante, Romain demande à Lupicin de fonder une autre maison à une lieue de là, à Lauconne. De nouvelles abbayes suivront, dans les Vosges, en Suisse, en Allemagne, avant que Iola, leur mère décédée, vienne rejoindre ses frères et fonder sous leur gouverne un couvent de femmes à La Baume où elle accueille plus de 500 moniales.
Dieu seul connaît le fond et les dispositions des cœurs.
La gouvernance de ces fondations ne va pas de soi, d’autant qu’en ce domaine, Romain et Lupicin ont des vues opposées, l’un admettant tous ceux qui se présentent, se montrant d’une indulgence que son frère juge exagérée envers les faibles qui craquent, pèchent, et s’en vont, péché suprême. Quand son cadet le blâme, Romain rétorque : "Dieu seul connaît le fond et les dispositions des cœurs." De son côté, les pénitences extravagantes de Lupicin, qui dort par terre, méprise le froid glacial de la région, reste huit jours sans se nourrir et finit même par refuser même de boire de l’eau, l’effraient et, lorsque, pour les châtier de leur relâchement, il met ses moines à la bouillie sans sel, ni lait, ni beurre, en poussant une douzaine à partir, Romain s’indigne et va lui-même récupérer les déserteurs. Ces méthodes, pour contraires qu’elles soient, portent des fruits identiques. L’on découvre à Romain, à son désespoir, des dons de thaumaturge, tandis que Lupicin, dans les moments de disette, multiplie le grain dans les greniers.
La mort de l’aîné
Durant l’hiver 460, au retour d’un pèlerinage au tombeau de saint Maurice à Agaune, Romain tombe malade et s’éteint le 28 février à La Baume, entre son frère et sa sœur. Pour Lupicin, la mort de l’aîné est cataclysmique mais il surmonte son deuil, s’inflige un surcroît de pénitences, sans prétendre désormais les imposer à son entourage et finit par assumer parfaitement l’écrasante charge de tous les monastères. Il meurt le 21 mars 480.
Pendant un millénaire, les miracles se multiplient sur le tombeau de Romain et Lupicin mais, en 1522, l’abbatiale de La Baume disparaît lors d’un incendie. Ce que l’on parvient à sauver des reliques sera partagé, celles de Romain installées dans l’église du nouveau village de Saint-Romain de la Roche et celles de Lupicin dans le village qui porte son nom.