On apprend que le Panthéon à Paris va recevoir, après les cendres de Missak et Mélinée Manouchian ce 21 février, celles de Robert Badinter. Ce sont des événements qui ne sont pas sans intérêt, parce qu’ils ressemblent fort à des béatifications ou des canonisations : des personnalités qui ont eu et gardent un certain rayonnement sont officiellement reconnues et honorées, et leur histoire est censée inspirer les générations actuelles et futures.
On pourrait dire que l’État se comporte là un peu comme l’Église, voire prend sa place. S’agit-il donc d’un pas de plus dans la sécularisation, ou bien est-ce un signe qu’aucune société humaine ne se passe de "sacré" et se bricole des ersatz quand elle exclut la piété de l’espace public ?
Quand le profane imite le religieux
Quand on y regarde d’un peu près, le mimétisme est flagrant, si ce n’est l’appropriation. D’abord le lieu : le Panthéon parisien fut d’abord un lieu de culte catholique, dédié à sainte Geneviève, patronne de la ville, et construit au XVIIIe siècle avec un dôme qui peut rivaliser avec ceux de la cathédrale anglicane Saint-Paul à Londres et de Saint-Pierre à Rome. Le porche à colonnade rappelle plutôt celui du Panthéon romain, qui abritait des effigies des innombrables divinités de l’Empire (panthéion signifiant "tous les dieux" en grec). Et ce nom est adopté, sous la Révolution (au moins autant férue d’Antiquité préchrétienne que de "modernité", et donc d’intemporel), pour servir, comme déjà sporadiquement à Rome depuis la Renaissance, de mausolée pour des héros nationaux, substitués aux idoles païennes.
Ensuite ce genre d’apothéose areligieuse donne lieu à une belle cérémonie, où la hiérarchie déploie ses fastes. Le président de la République prend la parole comme le fait le Pape à Rome. Et puis, parmi ceux auxquels il est fait hommage, on voit d’une part, de même que les chrétiens vénèrent leurs martyrs, des résistants exécutés par l’oppresseur, comme Missak Manouchian et ses compagnons. Et d’autre part on trouve, à l’instar des Pères de l’Église défenseurs de la plénitude de la foi, d’ardents avocats des droits et de la dignité de l’homme, tel Robert Badinter. Plus largement, les politiques peuvent être assimilés à de grands pasteurs, fondateurs ou réformateurs, les écrivains à des maîtres spirituels, les scientifiques aux bienfaiteurs de l’humanité par charité aussi efficace que désintéressée, etc.
Le miracle du consensus
On dira peut-être qu’une différence est qu’un miracle est requis pour une béatification, et qu’il en faut même un second pour une canonisation, alors que les panthéonisations excluent tout surnaturel. Mais elles ne s’opèrent que grâce à un prodige assez extraordinaire dans la vie publique de nos jours : un consensus ou du moins l’absence d’objections. C’est une exception qui ne s’est pas produite en 2020 lorsqu’il a été question de transférer au temple national les dépouilles de Verlaine et de Rimbaud. Les héritiers du second ont fait valoir qu’il n’avait pas rompu avec le premier pour lui être uni dans la postérité, et les admirateurs des deux poètes les ont déclarés trop foncièrement anticonformistes pour être institutionnellement récupérés.
L’imitation de l’Église par l’État est cependant poussée assez loin dans le registre du rassemblement et du partage — si ce n’est de la communion — à l’occasion de la panthéonisation de Missak Manouchian : lui et ses camarades, émigrés pour fuir des persécutions ethniques et/ou politiques, devenus français par idéal et "non par le sang reçu mais par le sang versé", sont présentés comme les témoins de la portée sans frontière des valeurs de la République française, qui ne sont donc pas seulement patriotiques mais encore universelles ou — peut-on dire en prenant le terme dans son sens étymologique — catholiques.
L’Église plus rigoureuse et plus démocratique
C’est ici, néanmoins, que le bât mimétique commence à blesser un peu. Le vers de Victor Hugo (dûment panthéonisé dès son décès) dans La Légende des siècles : "France, France, sans toi, le monde serait seul", a des relents d’outrecuidance. La France est au mieux "la fille aînée de l’Église" (bien que cette appellation soit relativement tardive et que le titre de première nation chrétienne de l’histoire semble attribuable à l’Arménie dont le roi fut baptisé dès l’an 301 — et d’où étaient venus les Manouchian, il est vrai "convertis" au communisme athée…). Toujours est-il que la catholicité n’appartient en propre à aucun pays — ce qui n’empêche aucunement de discerner la vocation que peut avoir la nation dont on est l’enfant (que ce soit par filiation ou par adoption).
D’une certaine façon, les canonisations profanes constituent de petits miracles de respect fédérateur qui tranchent positivement dans l’iconoclasme généralisé.
L’écart de taille ou d’envergure entre les béatifications ou canonisations proclamées au Vatican et les apothéoses laïques parisiennes se traduit par le fait quantitatif que les premières sont bien plus nombreuses. Elles sont aussi plus mûrement préparées et, en un sens plus démocratiques. Le pape ne se prononce pas de façon régalienne, comme le président de la République, mais sur avis du dicastère compétent après des années, voire des décennies d’enquête (y compris scientifique pour la confirmation de miracles). Et des initiatives peuvent venir de "la base", c’est-à-dire des diocèses, où de simples fidèles peuvent demander à l’évêque d’ouvrir une procédure d’examen des vertus exemplaires et de l’aide qu’ils trouvent auprès de tel ou telle et qu’ils voudraient partager.
Oubli de morts et mémoire de vivants
Une autre différence est qu’une panthéonisation n’a pas de suite prévue et ne suscite pas d’actualisation de type cultuel, donc programmée. Environ la moitié de ceux qui reposent là sont des militaires et des notables ralliés à Napoléon Ier, et décédés entre 1807 et 1815. Parmi eux, plusieurs étrangers : trois Italiens dont deux archevêques (leurs familles ont obtenu sous Napoléon III de récupérer leurs dépouilles), et un improbable Écossais fait cardinal bien que resté laïc : Charles Erskine de Kellie (1739-1811). Tous ces gens-là sont bien oubliés. Alors qu’un saint ou un bienheureux est inscrit au calendrier chrétien, généralement au jour de son "entrée au ciel", de manière à ce qu’il soit régulièrement évoqué et même invoqué.
Car ce n’est pas simplement un héros du passé qui reste un modèle, mais un vivant ! On peut lui demander de s’associer à une prière adressée à Dieu qui l’a accueilli. C’est d’ailleurs pourquoi des miracles sont requis. Ce qui est décisif n’est pas le prodige inexplicable, mais que le bienfait puisse être attribué à l’intercession de celui ou celle dont le cas est examiné : c’est un signe de sa proximité avec Dieu, qui l’entend et l’écoute même. C’est la communion des membres du Corps du Christ, entre eux en Lui, avec le Père et dans l’Esprit, à travers l’espace et le temps jusque dans l’éternité. On perçoit ici les dimensions de la véritable catholicité, bien au-delà d’une universalité référentielle revendiquée à un moment donné.
Politique et pastorale
Tout ceci n’autorise nullement à dénigrer les apothéoses areligieuses. C’est certes de la politique, puisque la réussite dépend de l’adhésion populaire. Mais les béatifications ont de même un impact pastoral, c’est-à-dire de politique ecclésiale. Et d’une certaine façon, les canonisations profanes constituent de petits miracles de respect fédérateur qui tranchent positivement dans l’iconoclasme généralisé. Encore faut-il que la cohésion ainsi manifestée et donc réalisée ne soit pas fracturée par une incohérence désinvolte — celle qu’il y aurait, par exemple, à panthéoniser Robert Badinter tout en légalisant l’euthanasie qu’il a aussi fermement réprouvée que la peine de mort.