Ce qu’on appelle l’Occident comprend l’Europe (jusqu’à la frontière russe à l’est) et l’Amérique du Nord, plus les lointaines Australie et Nouvelle Zélande en Océanie. Cet ensemble tire son identité et son unité de l’origine européenne de la majorité dominante de ses populations. Pendant longtemps, et alors même qu’elles devenaient plus ou moins indépendantes, les terres colonisées et les nations qui y naissaient, prospéraient et attiraient des masses d’immigrants sont demeurées tributaires de la culture européenne. Mais une émancipation s’est produite au XXe siècle, et le rapport de force s’est même inversé, lorsque la plus grande et la plus riche de ces excroissances de l’Europe — les États-Unis d’Amérique, bien sûr — est devenue une puissance mondiale et le leader incontesté de tous les pays issus de la matrice européenne. Mais un renversement plutôt fâcheux pourrait être en train de s’opérer.
L’idéal américain
Il est clair que la suprématie de l’Oncle Sam s’est affirmée à l’occasion des deux guerres mondiales, où l’intervention américaine a été chaque fois décisive. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les États-Unis ont été, face au bloc stalinien et alors que le tiers-monde s’avérait impuissant à s’unir, le champion (et le patron) du "monde libre". Après l’implosion de l’URSS en 1990, ils ont été déclarés vainqueurs de la "Guerre froide". Ce triomphe n’a pas été que militaire, géopolitique et économique. Il a aussi été technologico-culturel.
Les symboles en ont été Hollywood et Disney, MacDonald et Coca-Cola, Detroit et la NASA, le jazz, le rock et des prix Nobel à la pelle. L’Amérique n’était plus seulement l’Europe sans les guerres, transplantée et refondue en une unique nation, avec une seule langue (l’anglais) et les moyens d’embaucher les meilleures compétences dans chaque domaine : elle avait désormais son originalité, une créativité supérieure ; elle devenait un modèle, un idéal, un rêve… La guerre au Vietnam a ébranlé le mythe, qui a ensuite été de plus en plus vigoureusement contesté par l’émergence de la Chine et par une hostilité croissante à l’universalisme occidental, d’abord dans la sphère islamique puis en Russie postsoviétique.
Le numérique et les nationalismes
L’avènement du numérique a cependant relancé l’Amérique. Les nouveaux "maîtres du monde" paraissent être les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), auxquels s’agrègent maintenant les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber). Ces grandes entreprises proposent des services innovants et qui s’avèrent prodigieusement lucratifs. Mais elles ne confortent pas ce qui peut définir l’Occident, tandis que le nationalisme, comme face positive de l’anti-occidentalisme, s’épanouit allègement en Chine, en Russie, en Inde… Les dictateurs en jouent aussi un peu partout en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine. Et ils montrent ainsi que les nouvelles technologies sont imitables et manipulables, et qu’elles ne garantissent pas la liberté des communications ni donc la démocratie, les libertés et les droits de l’homme, mais peuvent aussi servir à contrôler les populations.
L’Amérique en vieillissant est atteinte par le même syndrome qui a affaibli et rendu dépendant d’elle le continent d’où sont issus les idéaux qui ont fait sa fortune.
Seule l’Europe demeure fermement dans le cadre occidental. Et comme le leadership commercialo-technologique américain n’a ni bases ni retombées culturelles ou morales, le rapport entre l’«Ancien monde» et le «Nouveau» se rééquilibre. En un sens, les États-Unis (et le reste de l’Occident anglophone) se réeuropéanisent. Non que renaîtraient là-bas les ambitions civilisatrices qui ont inspiré en Europe d’entreprendre de coloniser la terre entière. C’est plutôt que l’Amérique en vieillissant est atteinte par le même syndrome qui a affaibli et rendu dépendant d’elle le continent d’où sont issus les idéaux qui ont fait sa fortune.
L’ère des bipolarisations
Cette maladie est la division largement irrationnelle en deux camps qui estiment ne pourvoir survivre qu’au prix de la défaite totale de l’autre et ne laissent pas subsister grand-chose en dehors d’eux. Les États-Unis sont en quelque sorte vaccinés au XIXe siècle par l’expérience traumatisante d’une guerre civile, lorsque le Sud fait sécession. Mais en Europe, deux conflits au XXe siècle embrasent tout le continent, scindé en deux blocs, et s’étendent au-delà. L’idéologie intervient dans le second affrontement. Puis, comme si la bipolarisation était irrésistible, les vainqueurs deviennent aussitôt rivaux, les uns affiliés aux Anglo-Saxons, les autres dans l’orbite soviétique, l’Europe étant coupée en deux par un "rideau de fer".
Cette opposition garde certes une dimension théorétique : libéralisme à la fois économique, politique et moral d’une part, socialisme dirigiste de l’autre. Et elle se reproduit localement un peu partout du côté occidental en Europe : une "gauche" refusant de réprouver totalement le totalitarisme marxiste engendre par réaction une "droite" inconsistante, qui n’a en commun que l’anticommunisme. Mais cette latéralisation antagonique n’est au fond pas uniquement philosophique ni due aux seules circonstances : elle est endémique en Europe. Ce qui le vérifie est qu’elle persiste et se contente de muer après la chute du Mur de Berlin : les élites libertaires, qui ne sont plus à strictement parler "de gauche", sont défiées par des populismes étrangers à la "droite" passéiste, qui se fondent soit sur un égalitarisme utopique et systématiquement contestataire, soit sur la peur de l’insécurité et de l’immigration.
Quand le sectarisme répond à l’intolérance
C’est, à peu de choses près, le clivage que l’on retrouve à présent aux États-Unis : une majorité de ceux qui sont culturellement privilégiés militent farouchement pour des réformes "sociétales" (cancel culture, revendications LGBTQ+, droit à l’avortement…) ; les autres, en réaction, voient là de ruineuses complaisances de nantis irresponsables. Donald Trump se présente alors à eux en remède à une décadence, avec son slogan : MAGA (Make America Great Again : "Restaurez la grandeur de l’Amérique !"). S’il a ainsi pu subjuguer le Parti républicain (autrefois celui de l’idéaliste Lincoln, puis des notables), c’est parce que les démocrates (à l’origine une coalition de minorités ethniques et sociales) ont poussé le "politiquement correct" jusqu’à une intolérance qui suscite un sectarisme symétrique.
On est frappé par les contradictions et l’aveuglement dans les deux camps, où l’on prétend défendre la démocratie. Or d’un côté (woke), on censure toute opinion contraire, et de l’autre (trumpiste) on nie les résultats d’élections qu’on a perdues. De même que souvent en Europe, l’opposition vote par principe contre le gouvernement, même si elle n’a pas d’objection, à Washington aucun accord bipartisan ne paraît possible, même sur des sujets non conflictuels. Et le succès du complotisme atteste que les angoisses et les passions vont jusqu’au délire.
Sécularisation à l’européenne
Dans La Défaite de l’Occident qui vient de sortir chez Gallimard, Emmanuel Todd attribue ce manque "de centre et de projet" à "la disparition du protestantisme [qui] a enclenché un déclin intellectuel, une disparition de l'éthique du travail et une cupidité de masse (nom officiel : néolibéralisme)". Le laxisme doctrinal et moral qui a étiolé les Églises issues de la Réforme, dit l’anthropologue, n’est pas compensé par la montée de l’«évangélisme», qui n’offre que du confort spirituel individuel.
Emmanuel Todd n’a sans doute pas tort. L’incroyance gagne du terrain aux États-Unis, où près d’une personne sur trois se déclare aujourd’hui sans religion. C’était une sur dix il y a trente ans. Cette sécularisation confirme une européanisation. Qu’en feront les catholiques là-bas (un Américain sur cinq) ? Trouveront-ils dans la Tradition des ressources pour résister à la tentation de la bipolarisation et revivifier ce qui a été tiré chez eux de "feu la chrétienté", sans se réinféoder à ce qu’elle est devenue ?