Une mission ultra-secrète ! En 1926, l’Action française, mouvement politique nationaliste et royaliste d’extrême droite, fait l’objet d’une condamnation par l’Eglise catholique. Charles Maurras, qui en est le dirigeant, adresse aussitôt une lettre au Pape Pie XI. En des termes très respectueux envers le Saint Père, il affirme « la haute idée de l’Eglise » partagée, selon lui, par tous les membres de son mouvement, et « la douleur » éprouvée devant la mise à l’Index de sa revue. En effet, la lecture du quotidien de l’Action française est interdite aux catholiques, au risque d’être privés des sacrements et des funérailles religieuses.
A cette longue lettre, Pie XI ne répondra pas. Il attend davantage qu’un simple acte de respect. Il exige une entière soumission des catholiques de l’Action française. Il confie alors une mission spéciale à la prieure du Carmel de Lisieux, Mère Agnès de Jésus (qui n’est autre que la sœur aînée de Sainte Thérèse de Lisieux) : que le Carmel de Lisieux « prie tous les jours » pour que ces catholiques rebelles trouvent les voies de la soumission.
Mère Agnès de Jésus (Pauline Martin) a l’inspiration que la solution du problème passe par la conversion de Charles Maurras. Elle confie cette mission de haute importance à Sœur Madeleine de St Joseph, dont l’histoire familiale est liée de près à Maurras. Mère Agnès elle-même entretiendra une correspondance avec le politicien, plus rare, et davantage concentrée sur un objectif diplomatique avec Rome.
Une missive… inattendue
Le 15 août 1936, sœur Madeleine de Saint Joseph, du Carmel de Lisieux, prend la plume pour écrire à Charles Maurras. Dans cette première lettre qui inaugure une correspondance de plusieurs centaines de pages et sur seize années, la religieuse évoque la relation d’amitié profonde entre sa propre mère et Charles Maurras. Elle lui révèle aussi que sa propre sœur, elle-même carmélite au monastère de Lisieux, est « partie vers le ciel » le 15 août 1935, après avoir prié toute sa vie durant pour le salut de l’âme de Charles Maurras et pour l’adhésion sans réserve de son mouvement politique aux directives de l’Eglise catholique. Charles Maurras répond avec émotion à cette missive. Il souhaite lever les malentendus de la condamnation de l’Action française par le pape Pie XI. Il ne se doute pas encore que le Carmel va jouer pour lui un rôle primordial d’intercesseur avec le Vatican…
D’un combat politique à un combat spirituel
Un combat s’engage : politique pour Charles Maurras qui veut obtenir rapidement la levée de la condamnation de l’Action française ; politique et surtout spirituel pour le Carmel de Lisieux. Pour la prieure Mère Agnès de Jésus, il faut non seulement travailler à la paix entre le Vatican et l’Action française, mais surtout au salut de l’âme de leur protégé.
D’autres sœurs se joignent également à l’effort spirituel en faveur de la conversion de Maurras avec toute l’ardeur carmélite, faite de prière constante et de sacrifices (l’offrande de « petits riens » dont Thérèse de Lisieux a transmis la pratique à ses sœurs). Il s’agit des sœurs de chair de Sainte Thérèse de Lisieux : Sœur Marie du Sacré Cœur (Marie), et Sœur Geneviève de la Sainte-Face (Céline).
Au fil de la correspondance se nouent des liens très profonds entre sœur Madeleine de St Joseph et Charles Maurras. Celui-ci nourrit des sentiments très vifs d’admiration envers les carmélites, et une vénération immense envers celle qu’il appelle « la royale petite Sainte des roses » (Sainte Thérèse de Lisieux). Il nomme l’union des sœurs carmélites pour sa conversion « le conseil d’Etat des anges », expression qui fera florès dans sa correspondance pour dire toute son affection aux sœurs. Autres signes de son attachement au Carmel : il porta jusqu’à sa mort le scapulaire du Mont Carmel et une relique de première classe de Sainte Thérèse de Lisieux contenue dans un reliquaire en forme de montre qui lui avait été donné par Mère Agnès de Jésus.
La foi n’est pas l’évidence.
Au-delà de son admiration pour l’Ordre du Carmel, Charles Maurras écoute attentivement les conseils de « son conseil d’Etat » pour se rapprocher du Saint Père. Il « obéit » d’une certaine façon à Sœur Madeleine de St Joseph, en écrivant des lettres au Saint Père lors d’occasions spéciales, en se joignant aux neuvaines en faveur de sa conversion (bien qu’il ne croit pas !), ou encore en effectuant des pèlerinages à Lisieux. Il souhaite être parfaitement transparent avec sa correspondante, en reconnaissant qu’il ne croit toujours pas en Dieu : « Je ne peux pas dire que j’y vois quand je n’y vois pas ! » ou « Je cherche encore la lumière. Il me faut avouer mon incertitude du Vrai ». Sœur Madeleine lui répond à ce propos : « Croire, c’est commencer par ne pas voir, mais se fier à quelqu’un que nous avons des raisons d’estimer y voyant plus clair et plus loin que nous… (…) La foi n’est pas l’évidence. Elle ne la suppose pas, elle n’exclut pas les ombres, les doutes de l’esprit, les hésitations intellectuelles ».
Mère Agnès, de son côté, rapporte au Saint Père toutes les « initiatives » heureuses de Charles Maurras : un pèlerinage à Lisieux, cette messe à laquelle « il assista très dignement » au Carmel, ou encore une citation de l’Histoire d’une âme que Maurras a fait graver sur son épée d’académicien. Le Saint Père répond parfois directement à Mère Agnès ou via un haut dignitaire de l’Eglise, comme dans ce télégramme transmis par un cardinal : « Le Saint Père fait dire : prier…prier...beaucoup à l’intention bien connue du Carmel ». Et les carmélites de répondre : « Toutes nous prions pour lui chaque jour avec la plus profonde affection et ferme espérance d’être exaucées au-delà de nos désirs ».
Suite à une lettre de soumission des chefs de l’Action française à l’autorité papale, le pape Pie XII lève enfin l’interdit frappant l’Action française le 15 juillet 1939. Charles Maurras écrit aussitôt au Carmel de Lisieux : « Ainsi c’en est fini de cet affreux cauchemar, et grâce à vous, grâce au chœur angélique dont j’ai coutume de bénir la noble et constante pensée ! ». Les événements se chargent d'ailleurs de tourner la page : la guerre, l'occupation allemande, le régime de Vichy…
Après la levée de l’Index, Charles Maurras continue de correspondre avec Sœur Madeleine, au-delà des difficultés de liaison liées à l’Occupation. Il termine l’une de ses missives de 1940 par ce triple cri : « Vive la France ! Vive le Carmel ! Vive l’Eglise romaine ! ». Il est attiré comme un aimant par la foi de « ses anges » mais ne la partage toujours pas.
Prière de la fin
Que s’est-il passé entre ces années de doute et même selon ses propres termes de « ténèbres », et sa conversion in extremis et authentique, rapportée par le prêtre qui lui donna les derniers Sacrements ? Probablement le « saut de la foi » pour reprendre l’expression du philosophe danois Kierkegaard, et pourrait-on ajouter « de la confiance », dans une perspective thérésienne. Souffrant de plus en plus de surdité, Charles Maurras prononce ces dernières paroles mystérieuses : « Pour la première fois, j’entends quelqu’un venir. » Il s’éteint deux jours après la grande fête de tous les saints de l’Ordre du Carmel, le 16 novembre, de l’année 1952.
Charles Maurras emporte avec lui bien des secrets. De lui, l’histoire retient un personnage éminemment complexe, antisémite et xénophobe virulent. « Prisonnier de ses haines » pour reprendre l’expression du journaliste Nicolas Balique, il a aussi vécu, grâce au Carmel, un chemin de lumière… « L’espérance ne déçoit pas » nous dit l’apôtre Paul (Rm 5, 5). Quelques jours avant sa mort, Charles Maurras écrit un magnifique poème intitulé « Prière de la fin ». En voici les premiers vers :
Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.
Références :
« Le Saint Siège et l’action française, retour sur une condamnation », dans Revue française d’histoire des idées politiques, Emile Poulat, 2010/1 (N°31), pages 141 à 159.
Aliénor Strentz est fondatrice du blog « Chrétiens heureux » et Missionnaire de l’Immaculée Père Kolbe. Elle est aussi docteur en ethnomusicologie et formatrice pour adultes.