Yeda se retourna sur sa paillasse et regarda dehors par la fenêtre. L’obscurité de la nuit revenait. Il réfléchissait intérieurement. Les mages avaient dormi toute la journée et n’avaient pas encore donné signe de vie, en dehors des ronflements anarchiques qui perçaient de temps en temps leur porte. Adena était partie dans l’après-midi et ne devrait pas trop tarder à rentrer. Et le petit Jacob dormait tranquillement dans son couffin. Yeda était le seul éveillé de la maison.
Et pour cause, il n’avait pas réussi à fermer l’œil. Trop de choses se bousculaient dans son esprit. En fait, non, il n’y en avait que deux. La première était l’apparition de Jacob dans sa vie. Ce petit enfant avait réussi l’exploit de chambouler tout l’univers qu’il s’était construit. En effet, sa mission de base était très claire : il devait suivre les mages jusqu’à un nouveau-né qu’une prophétie désignait comme le nouveau roi d’Israël. Il avait suivi les mages jusqu’à Bethléem, premier critère, et avait retrouvé sa sœur et fait la connaissance de Jacob, son nouveau-né. Deux critères sur trois étaient remplis. Il ne manquait plus que la confirmation : l’étoile. Les nuages avaient l’air de s’être dégagés et bien que le froid restait mordant à l’extérieur, l’après-midi avait été lumineuse et le ciel serait certainement constellé d’étoiles cette nuit.
Mais Yeda n’avait pas une seule fois regardé le ciel depuis leur arrivée dans la maison de sa sœur. Et pour cause, il avait peur. Peur que l’étoile ne confirme la vision terrible qui le hantait depuis le matin : son neveu, Jacob, était l’enfant de la prophétie.
Il repoussait l’idée, se persuadant que cela n’avait aucun sens, que les chances pour que cela arrive étaient minces, que son cerveau lui jouait des tours… Mais il revenait sans cesse au même constat. Si l’enfant de la prophétie était son neveu, il devrait s’en charger.
Non, il ne pourrait rien lui faire. C'était trop pour lui. Il venait de retrouver ce qui lui restait de famille, avait reconnecté avec des sentiments qu’il pensait avoir enterrés. Et d’ailleurs, comment pourrait-il tuer un autre enfant de sang froid ? Sa sœur avait un fils. Il avait envie de protéger cet enfant, de protéger tous les petits Jacob qui apporteraient de la chaleur dans leurs foyers. Quelque chose avait profondément changé en lui. Il ne se reconnaissait plus dans ses actes passés. Il se dégoûtait même. Non, il ne pourrait pas lever la main sur Jacob.
Mais il ne pouvait pas non plus revenir devant Hérode. Autant mettre fin à ses jours dès maintenant.
Ce flot de réflexion l’amenait constamment à la deuxième chose qui l’empêchait de dormir. Un évènement qui s'était produit dans l’après-midi. Un peu hébété, Yeda marchait alors dans la maison, sans but, réfléchissant à ce qu’il venait d’apprendre et aux conséquences que cela aurait par la suite. Il avait oublié que les mages avaient laissé leurs affaires dans le couloir et avait tapé son pied dans l’un de leur coffre, le renversant par inadvertance. Ce qu’il vit alors le surprit au plus haut point. De nombreuses pièces d’or s’étaient renversées, comme pour inonder le sol de leur couleur éclatante. Yeda en était resté médusé. Il y avait de quoi vivre tranquillement pendant plusieurs années. Il avait finalement rangé les pièces dans leur coffre et tout repositionné à l’identique avant que quiconque ne s’aventure dans le couloir.
Et la vision des pièces ne le quittait pas. Il se retourna à nouveau sur sa paillasse, comme pour échapper à ses démons, mais rien n’y fit, elle ne le lâchait pas. Il se leva alors et regarda la rue par la fenêtre. Le flot de personnes avait drastiquement diminué, tout le monde se retrouvant dans les tavernes ou les auberges de la ville.
Il avait une solution pour s’en aller, pour ne pas blesser son neveu. Mais celle-ci le dégoûtait. Il avait changé depuis son départ, et même si cette solution lui permettrait d’échapper à Hérode, il avait l’impression qu’en prenant cette décision, il redeviendrait le Yeda d’avant, le Yeda coupé du monde et des autres.
Il leva par réflexe les yeux au ciel. Il contemplait la beauté de ces étoiles qui commençaient à apparaître dans le ciel. Alors qu’il s’extasiait face à la beauté du ciel, il baissa soudainement les yeux. Non, il ne devait pas regarder le ciel. Il ne voulait pas savoir. Il ne voulait pas faire de mal à sa famille. Il ne voulait faire de mal à personne d’ailleurs. Yeda prit alors sa décision.
-Je suis désolé, prononça t-il dans l’obscurité.
Il attrapa toute ses affaires, prit le coffre rempli de pièces d’or et sortit dans la rue, en direction de la porte extérieure de la ville.
Yeda se faufilait dans les ruelles de Bethléem en direction de la porte est de la ville. Il se refit la scène dans sa tête : Il s’en allait avec l’argent, sortait de la ville et rejoignait Jéricho où il pourrait recommencer une nouvelle vie sans que personne ne pense à le chercher là-bas. La ville serait assez grande pour qu’il se fonde facilement dans la masse, et ce, pendant un bon bout de temps.
Plus Yeda se rapprochait de la sortie et plus l’image de Gaspard, Melchior et Balthasar s’imposait à lui et lui nouait l’estomac. Il repoussait cette pensée le plus possible, conscient que son départ leur ferait l’effet d’un coup de poignard dans le dos. Pour que sa conscience évite de le rattraper, il accéléra la cadence et arriva à la porte est.
Il aperçut alors les soldats romains qui gardaient le passage et s'élança vers eux. Le plus proche lui fit signe de s’arrêter.
-Stop, la nuit est tombée, alors personne ne rentre et personne ne sort de la ville. Retournez d’où vous venez monsieur.
Yeda se rapprocha du garde.
-Oh, je suis sûr que nous pouvons nous entendre, soldat.
Yeda sortit alors de sa poche plusieurs pièces d’or qu’il tendit discrètement au garde. Celui-ci regarda les pièces, puis Yeda, avec colère.
-Vous savez quel est le châtiment réservé aux individus qui tentent de corrompre l’armée romaine ? La mort.
Yeda ne comprit pas tout de suite ce que le soldat venait de lui dire. Il regarda le romain avec un air étonné.
-Je n’ai qu’un geste à effectuer et l’autre garde vient me prêter main-forte pour vous mettre en prison. Ensuite, il faudra attendre deux jours pour que la sentence soit prononcée. Dans une semaine, vous ne faites plus partie de ce monde.
Le romain se rapprocha de Yeda et continua sur un ton calme mais ferme.
-D’autres soldats se seraient laissé tenter… mais vous n’êtes pas tombé sur le bon ce soir. En revanche, je vous propose de prendre une autre direction. Faites demi-tour, retournez là d’où vous venez et je ne veux plus jamais vous revoir.
Le romain fit demi-tour alors que Yeda reprenait ses esprits. Dans l’incompréhension, il ne put s’empêcher d’interpeller le soldat.
-Pourquoi me laissez-vous partir ?
Le romain regarda alors le ciel.
-Ça n’a rien avoir avec vous. C’est assez indescriptible, mais cette nuit est particulière. Elle m’inspire la paix et je ne veux pas briser ce moment. Maintenant allez-vous en !
Yeda rebroussa chemin. Il trouva non loin de la porte un banc sur lequel s’asseoir. Il avait besoin de réfléchir.
Jamais encore il n’avait été recalé par un romain. Les gardes avaient toujours accepté de le laisser passer si cela s’accompagnait de plusieurs pièces. Et ce soir, évidemment, il était tombé sur le seul soldat intègre du pays. Pourtant, il n’était pas offusqué. Pire encore, il se sentait heureux de ne pas pouvoir sortir de la ville. Le romain venait de lui révéler les choses de manière limpide : La direction qu’il prenait n’était pas la bonne, il fallait qu’il revienne sur ses pas.
Yeda comprit le message et prit la route de la maison de sa sœur. Durant le chemin, il se disait en lui-même : “Lorsque j’arriverai devant les mages, je leur présenterai mes excuses, je leur rendrai le coffre et j'accepterai toute sentence qu’ils voudront me voir exécuter.”
Mais avant tout, il devait s’assurer d’une chose. Alors qu’il arrivait devant chez sa sœur, il prit une grande inspiration. Il devait savoir si son neveu était en danger ou non. Il leva alors les yeux au ciel. Celui-ci était couvert d’un somptueux voile d’étoiles qui déposait sur la ville sa lumière bleutée. Mais parmi ces étoiles, aucune ne pointait avec évidence la maison du petit Jacob. Une paix incroyable envahit Yeda. Son neveu n’était pas en danger.
Il se précipita jusqu’à la porte de la maison et toqua frénétiquement à la porte. Adina n’avait pas encore fini d’ouvrir la porte que Yeda monopolisait déjà la parole.
-Je suis désolé Adina, je suis désolé pour tout, je voulais partir mais je vais rester, je veux rester. Je veux que nous retrouvions notre relation d’avant et je veux apprendre à connaître Jacob. Je te demande pardon pour tout, pardon Adina.
Adina le regardait, surprise de l’attitude de son frère.
-Tout va bien, Yeda ?
-Oui, tout va bien ! Merveilleusement bien même ! Mais avant tout, je dois voir les mages et leur demander pardon pour ce que j’ai fait.
Adina le regarda, l’air triste.
-Il sont partis Yeda. Ils se sont réveillés, ont vu le ciel, trouvé leur étoile et ont décidé de partir rapidement. En revanche, ils ont vu que tu leur avais… pris quelque chose.
Adina avait fixé le coffre que tenait Yeda en partant.
-Adina, je dois les retrouver, je dois me faire pardonner et leur rendre ce que j’ai pris.
Elle lui montra alors la direction du sud avec sa main.
-Je n’ai pas vu l’étoile dont ils parlaient, mais j’ai vu la direction qu’ils prenaient. Ils ne sont pas particulièrement rapides, si tu te dépêches, tu devrais pouvoir les rattraper rapidement.
- Ils se sont dirigés vers l’extérieur de la ville ? Ils vont être arrêtés par les romains !
-Ils n’avaient pas l’air inquiet, Gaspard a même répondu que l’étoile avait veillé sur eux tout le long du chemin et qu’elle continuerait jusqu’à ce qu’il trouve l’enfant. Il faudra que tu m’expliques d’ailleurs, car je n’ai pas…
- Il faut que je les rattrape ! Je reviens te voir après Adina.
Yeda serra la main de sa sœur avant de partir en courant dans la direction qu’elle lui avait donnée. Alors qu’il courait, il espérait que les mages ne se trouvaient pas encore aux portes de la ville. Les soldats ne seraient pas aussi patients que celui de la porte est et l’étoile avait beau veiller sur eux, la parole d’un soldat romain suffisait pour les jeter au cachot.
Yeda arriva à la porte sud. Aucune trace des mages, mais Yeda repéra directement les gardes. Ils étaient endormis contre les murs de la cité, la porte grande ouverte. Il passa tranquillement entre eux, mi-étonné, mi-amusé de la situation. “Ces mages arrivent toujours à s’en sortir” se dit-il intérieurement.
Yeda dépassa la porte et s'enfonça dans l’obscurité de la nuit. Il continuait à avancer en direction du sud, quand il aperçut au loin trois silhouettes. L’une des silhouettes avait la tête exagérément levée vers le ciel. Yeda se précipita vers eux en hurlant.
Arrivé à leur hauteur, il s’effondra au sol. Il n’osait pas les regarder dans les yeux.
- J’ai honte de ce que je vous ai fait. Je suis venu vous rendre ce qui vous appartient. Vous n’avez pas besoin de me parler, récupérez juste votre or et sachez que j’accepterai toutes les sentences que vous voudrez me voir effectuer.
Il déposa le coffre au sol et se retira tout doucement. Il attendait sa punition quand il sentit une main lui attraper le bras. Il leva les yeux et vit Gaspard qui le regardait avec un sourire.
-Je savais que l’étoile veillait sur nous et qu’elle veillerait sur toi aussi. Tu as fait un mauvais choix, mais tu es revenu sur tes pas. Nous ne t’en voulons pas. Tu es de retour, avec l’or, c’est tout ce qui compte.
Yeda regarda Melchior et Balthasar avec sidération.
-Le nouveau-né n’est plus très loin, tu es arrivé au bon moment.
-Joins toi à nous pour la suite, je suis sûr que t’en a bien besoin !
Yeda regarda à nouveau Gaspard.
-Vous ne savez pas qui je suis. J’ai fait beaucoup de mauvais choix dans ma vie.
Gaspard lui sourit à nouveau.
-Cette nuit est spéciale. Au matin, tu ne seras plus le même homme. Allez, suis-nous !
Les paroles de Gaspard résonnèrent à l’intérieur de Yeda. Il sourit. Cette mission était le plus bel échec qu’il n’avait jamais vécu. Il reprit alors la marche en compagnie des trois mages.
Il ne leur fallut que peu de temps avant que Gaspard ne pointe le doigt droit devant eux.
-Regardez, c’est ici !
Il désignait une petite étable dans laquelle semblait se trouver de nombreux animaux. Yeda ne remarquait pas l’étoile au-dessus d’eux, en revanche la petite structure baignait dans une sorte de halo bleutée venu du ciel.
Les mages s'approchèrent doucement, suivis par Yeda. Alors qu’il n’était qu’à quelques mètres de la porte, un jeune homme bien bâti sortit de l’étable, suivi de deux vaches. Son regard se posa alors sur les quatre individus très étranges qui se trouvaient à quelques mètres de la porte.
-Bonsoir,déclara- t-il surpris.
-Nous venons voir le nouveau-né, expliqua Balthasar pour le groupe.
L’homme de l’étable resta en silence quelques secondes, puis sourit.
-Quelque chose me disait qu’il fallait que je fasse de la place.
Il leur ouvrit grand la porte et le petit groupe entra dans l’étable. Sur la gauche, dans la paille, un jeune femme se reposait avec son enfant entre les bras. Yeda n’en revenait pas. La scène semblait irréelle. Dans une chorégraphie parfaite, les 4 hommes se mirent à genoux devant cette femme qui les fixait avec un sourire. Puis, leur regard se porta sur le nourrisson.
Yeda comprit alors. Tout ce qu’il avait enduré, tous les événements étranges qui s’étaient produits, toute la peine et la joie qu’il avait ressenti l’avaient amené ici, à cet instant précis. Il continuait de regarder le nouveau-né, habité par une paix qu’il n’avait jamais connu, et écoutait cette belle voix qui résonnait en lui, et qui résumait le moment à la fois fort et tendre qu’il était en train de vivre : “Aujourd’hui nous est né un sauveur.”
Merci à tous d’avoir suivi l’histoire de Yeda qui nous a accompagnés durant tout l’Avent. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à contempler cette belle et sainte famille. De la même manière que Yeda, abandonnons leur nos soucis et problèmes et restons là, avec eux, dans cette étable, à contempler Dieu qui s’est fait enfant.
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