Les pèlerinages formant une boucle -le pèlerin achève sa marche là où il l’a commencée- se comptent sur les doigts d’une main : deux seulement existeraient à l’heure actuelle. Un au Japon, l’autre en Bretagne, le fameux Tro Breiz, chemin reliant sept cathédrales dédiées aux saints évangélisateurs de l’ancienne Armorique. Il se dit qu’aux environs de l’an 1000 les Bretons désireux de gagner leur Paradis étaient tenus de l’effectuer, en sept années -une par étape.
"Pour ma part, avoue sans ambages Pauline, j’ai étalé la marche sur quatorze années, au rythme d’une semaine par été." Au départ, se souvient la dynamique trentenaire, enseignante et maman de deux enfants, ce sont ses parents qui l’ont entraînée, bien malgré elle, dans cette aventure, remise au goût du jour par des autochtones en 1994 : "J’avais dix ans, je traînais des pieds et leur ai donné bien du fil à retordre ! Et puis, je me suis peu à peu prise au jeu : j’ai eu envie d’aller au bout de ce que j’avais commencé et d’obtenir le "parchemin pour le Ciel" remis aux Pèlerins ayant achevé leur Tour lors de la messe de clôture."
La charité par la présence
Ce qui l’a conquise dans ce périple ? D’abord, les rencontres tissées au fil de l’itinéraire : "Le Tro Breiz fait naître des amitiés surprenantes. J’ai noué des liens forts avec des marcheurs de 30 ans de plus que moi : ils ont partagé leur pitance avec moi, j’ai porté leur sac en retour… Comme on a l’assurance de se revoir l’été d’après, on est impatients de se retrouver, c’est une belle motivation pour revenir !"
Pauline a aussi découvert et goûté ce qui fait l’essence de tout pèlerinage : la solidarité qui naît de la déconnexion avec les soucis du quotidien et des efforts prodigués. "Il est impossible de recharger nos portables. Aussi est-on présent les uns aux autres. La charité se vit naturellement : à Dol-de-Bretagne, avant d’arriver à la cathédrale, il y a une imposante montée. Une dame âgée portant une intention de prière chère à son cœur flanchait. Ma cousine et moi, qui savions combien importait pour elle d’aller au bout, l’avons portée, alors que nous étions nous-mêmes à bout de forces. C’est une belle leçon de vie. Dans l’effort et l’inconfort, on retrouve le sens des priorités".
La vie intérieure dispose alors de l’espace nécessaire à son déploiement. C’est aussi ce que retient la jeune femme de ces 14 années sur les chemins humides de la péninsule bretonne : "Le Tro Breiz reste le lieu de mes plus belles discussions autour de la foi. Nul n’est obligé de participer aux offices, réciter le chapelet ou écouter les topos des prêtres accompagnateurs durant les pauses… mais on a le temps de discuter en profondeur quand on marche, de méditer ce qui s’est dit au gré du chemin, de l’alimenter au fil d’autres rencontres. On en oublie son mal de pieds !" Pauline a aussi plaisir à se remémorer ses nombreuses conversations avec les prêtres qui l’ont vue grandir : c’est d’ailleurs l’aumônier chargé des jeunes au Trop Breiz qui a célébré son mariage…
De marcheurs à pèlerins
Ces grâces qui fleurissent à la faveur de la marche, des échanges et du nécessaire dépouillement requis par tout pèlerinage n’étonnent pas le Breton Philippe Abjean, professeur de philosophie septuagénaire auquel le Tro Breiz doit en grande partie son renouveau en 1994 : "Le dénominateur commun de ce pèlerinage, c’est l’amour de la Bretagne, terre qui suscite un attachement viscéral, aussi diffus ou inconscient soit-il. Du coup, il y a des sensibilités très différentes qui se retrouvent au Trop Breiz. C’est ce qui en fait la richesse. Ceux qui croient au Ciel côtoient ceux qui n’y croient pas. Et parfois ces derniers, partis en simples randonneurs reviennent pèlerins. Il y a un espace de conversion possible, ça n’est pas neutre un pèlerinage…" Et le fondateur de l’association Les Chemins du Tro Breiz, auteur du livre Un rêve de pierre, du Tro Breiz à la Vallée des Saints (2020) de se réjouir que des vocations sacerdotales aient écloses pendant ce pèlerinage.
Comme tout pèlerinage, le Tro Breiz peut aussi se faire en solitaire pour les âmes avides de se gorger de silence et de beauté, tremplins pour une plongée en soi-même.
C’est l’un des innombrables fruits du retour en grâce de ce pèlerinage ancestral sur la terre du roi Arthur. Mais alors qu’il battait des records de fréquentation depuis sa résurrection à la fin des années 1990 (jusqu’à 2.500 pèlerins en l’an 2000), l’épidémie du Covid lui a donné un coup d’arrêt. Philippe Abjean y voit l’opportunité de se réinventer : "Nous fêterons cet été les 30 ans de la renaissance du Tro Breiz, qui aura lieu du 29 juillet au 3 août 2024. Pourquoi ne pas en profiter pour lui redonner de l’élan ? Nous envisageons, par exemple, de proposer un itinéraire à vélo."
Confrontation avec soi-même
Comme tout pèlerinage, au-delà de ces vastes rassemblements annuels et collectifs, le Tro Breiz peut aussi se faire en solitaire pour les âmes avides de se gorger de silence et de beauté, tremplins pour une plongée en soi-même. C’est ce qu’a fait à 37 ans, en juillet 2009, le journaliste et écrivain Xavier Accart en quête d’«un ancrage et d’une vocation claire". Presque 15 ans après, il nous livre le récit des 27 jours de marche qui lui ont permis de revêtir des habits neufs en abandonnant à la chère terre bretonne de son enfance amers regrets et souvenirs douloureux. Les rencontres adoucissent les maux inhérents au pèlerinage : la soif, le poids du sac qui "brise le dos", les meurtrissures aux pieds, la fatigue, les coups de mou, la traversée de viles zones commerciales, véritables "déserts de l’âme où la laideur le dispute à l’artificiel". Retrouvailles avec amis et famille, mais aussi rencontres furtives avec un vieux prêtre "d’une grande pureté d’âme" tout donné à sa mission, un pittoresque épicier appelant de ses vœux le retour du roi, un vendeur de sandwiches échaudé par "les prêtres éducateurs musclés" de son enfance…
La beauté comme un baume
Est-ce la contemplation des beautés de la Création ou du patrimoine bâti de mains d’hommes qui décrasse le cœur de ce pèlerin ? Parti de l’île Callot, "île d’une incomparable beauté" attachée à ses souvenirs d’enfance, Xavier se repaît de la beauté des cathédrales qui jalonnent le Tro Breiz, mais aussi de celle des nombreux sanctuaires qui pullulent en cette terre chrétienne -des modestes chapelles telle Notre-Dame de Béléan à Ploeren (Morbihan), édifice gothique "d’une magnifique simplicité" aux abbayes, comme Notre-Dame de Boquen (Côtes d’Armor), bijou cistercien d’une "incomparable pureté architecturale".
Les kilomètres avalés, les solitudes désertiques, l’assistance aux offices, les prières méditées sont pour Xavier propices à une relecture de son histoire familiale abîmée par les divisions, de son parcours personnel, des jalons de sa vie de foi – foi retrouvée à 26 ans par le truchement de la liturgie grégorienne, source d’émerveillement pour cet esthète pétri de culture chrétienne.
En même temps que le pèlerin se désole devant les églises vides et l’effacement de la culture chrétienne ayant façonné l’âme française, il reconquiert la paix du cœur et s’abandonne aux desseins de la Providence. De fait, dans la foulée de ce pèlerinage sur la terre de ses ancêtres, le journaliste rencontre Daphné, sa future femme, et se voit proposer le poste de directeur du mensuel Prier, qu’il occupe encore aujourd’hui. "Écrire ce récit m’a permis de faire émerger le sens de ce que j’avais vécu, analyse-t-il. Le publier est la possibilité de partager cette expérience." Gageons qu’elle mettra l’eau à la bouche de ceux qu’attire l’envoûtante terre bretonne ou que tente l’aventure du pèlerinage.
Pratique