Il est somme toute assez rare de ne pas pouvoir "lâcher" une hagiographie. François d’Assise, le chevalier sans armure (Editions Emmanuel) se lit comme un roman. Le fond n’est qu’aventures, larmes et combats : le lecteur est happé par la vie trépidante du fils aîné des Bernardone, puis bouleversé par sa conversion radicale et son œuvre grandissante. Quant à la forme, on ne s’en lasse pas. Les multiples calembours réjouissent l’esprit quand l’âme est abreuvée de réflexions profondes sur Dieu et la sainteté. Le clou du spectacle : ce scénario quasi cinématographique, mettant en scène cette matinée du 25 avril 1206, où François annonce à l’évêque d’Assise et à son père, devant quatre cents personnes réunies sur la place de la cathédrale Sainte-Marie-Majeure, qu’il n’aura désormais qu’un seul Père, celui qui est aux Cieux. François finit par se dénuder devant la foule ébahie, symbole de son dépouillement le plus total. Choix radical, vie marginale, qu’est-ce que saint François peut bien nous dire aujourd’hui ? Entretien.
Aleteia : Saint François est-il un marginal ?
Luc Adrian : François est, radicalement, un marginal. Sa pratique sans concession des préceptes évangéliques l’exclut de la société marchande de son temps. Il se baptise, lui et ses frères, jongleurs du Seigneur : "Que sont en effet les serviteurs de Dieu sinon quelques-uns de ses jongleurs, qui doivent exciter les cœurs des hommes et les élever à l’allégresse spirituelle ?" Or le jongleur médiéval est bien plus qu’un artiste lançant des quilles ou des boules sur la place publique. Selon Didier Rance, c’est le mot "clown" qui traduit le plus précisément le terme jaculator utilisé par François : le Poverello est un clown de Dieu et pour Dieu – autrement dit, un fol-en-Christ.
Pour son père, c’est un fou tout court ?
Et pas que pour son père ! Pour Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris et contemporain de François, le clown-jongleur est un être démoniaque. L’empereur Frédéric II a édicté une loi permettant de les insulter, de les battre et même de les tuer impunément. Pourtant, au grand dam de son paternel et des bourgeois d’Assise, François revendique haut et fort son originalité : "Le Seigneur m’a dit qu’il voulait que je sois, moi, un nouveau fou dans le monde". Les rois avaient un fou qui leur rappelait leurs quatre vérités en les divertissant. En François, le "Grand Roi" a un fou qui nous rappelle, par son attitude, les quatre vérités de l’Évangile.
François vit néanmoins dans le monde ?
Il vit dans le "monde" - quoiqu’en marge des villes et souvent en solitude - mais il n’est plus du monde, à l’image de ces lépreux qu’il va servir et de son divin Maître qui fut plus que marginalisé... En pratiquant les béatitudes, François vit une inversion les valeurs du monde.
François est de ces saints qui nous sont donnés pour nous tirer de notre torpeur.
En quoi le choix de saint François est-il radical
Le mot radical vient de "radix". Cela ne déplairait pas à notre saint "écolo" : le mot est d’abord un terme de botanique qui désigne "ce qui appartient à la racine". En ce sens, Dieu est l’origine radicale de tout bien. François veut tout recevoir de sa Providence et le servir de façon radicale, c’est-à-dire sans concession, ni tiédeur, en revenant à la source de l’Évangile. De plus, le mot radical entend aussi ce qui "va jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial". Ce que fait François. Par exemple, il entend la parole du Christ : "Nul ne peut servir deux maîtres : Dieu et l’argent", et il en tire les conséquences, de façon radicale, en refusant son héritage, la voie de commerçant tracée par son père, et en se dénudant devant l’évêque d’Assise et la foule assemblée.
Que nous dit sa radicalité aujourd'hui ?
François est de ces saints qui nous sont donnés, périodiquement, comme un électrochoc, pour nous tirer de notre torpeur et réveiller notre ardeur. Il nous glisse un caillou dans la chaussure pour que nous ne devenions pas des habitués de l’Évangile ou des fonctionnaires de l’Église. Son radicalisme, sans aucun préchi-précha, est un réveil-chrétien : sommes-nous libres par rapport à l’"esprit du monde" ?
Sa radicalité peut effrayer !
"Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt", dit le proverbe chinois. Quand le saint désigne le Christ, les imbéciles que nous sommes regardent plus souvent le serviteur que le Maître - et l’on peut se sentir nul devant la radicalité de François, et se décourager de ne pas lui arriver "à la sandale". En effet, il se désapproprie de ses biens, puis de son œuvre, puis de lui-même, pour se laisser habiter totalement par le Crucifié – jusqu’à en recevoir les stigmates. Mais ce n’est jamais pour nous dire : "Faites comme moi !", mais bien plutôt : "Suivez-le, Lui !" Ce que François nous désigne, c’est la "racine" et la source.
Sommes-nous néanmoins appelés à autant de radicalité pour suivre le Christ ?
Nous ne sommes pas tous appelés à épouser Dame Pauvreté de façon aussi radicale mais nous sommes appelés à nous désapproprier de ce qui, en nous, empêche le Christ de grandir. C’est le péché qui doit nous effrayer ! Pour François, le péché consiste à s’approprier sa propre volonté et à "s’exalter du bien que le Seigneur dit et opère (en nous et par nous)". En un mot : l’orgueil. L’orgueil est un "Roundup" (marque de désherbant, ndlr) pour la foi, l’espérance et la charité. Il étouffe ces vertus à la racine, ou les empoisonne lentement. Je crois que l’un des grands combats spirituels de François, qui versait des larmes devant "l’humilité de Dieu", a été un combat pour l’humilité. Or l’humilité permet la confiance, et l’on mesure notre humilité à notre confiance…
Comment vivre cette radicalité dans sa vie de tous les jours ?
Peut-être en essayant des "petits pas" de confiance et de dépossession ?...
"La sainteté est une aventure. C’est même la seule aventure." (Bernanos)
François a beaucoup souffert. Faut-il souffrir pour être saint ?
"Plus on aime, plus on souffre". Cette phrase n’est pas de saint François mais de Vincent Van Gogh. Je crois que François n’a jamais été aussi heureux qu’en recevant les stigmates de la Passion ! Lorsque je suis effrayé, je relis ces mots de la poétesse Marie Noël qui, effrayée par des hagiographies écrasantes de vertus, rassurait ainsi son cœur inquiet : "Ne crains. Sois parfaite de ton mieux, ô mon âme ; non comme tel ou tel homme est parfait, mais comme toi-même dois l’être, selon toi-même. Toutes les perfections sont en Dieu : la leur, la tienne. Monte par ton chemin à toi, monte !"
Vous avez travaillé ce livre pendant un an, vous marchez en pèlerinage vers Assise... Que vous apporte cette proximité avec saint François ?
De la joie ! C’est la joie que cherchait François, une joie qui n’est pas celle du monde, une joie qui ne passe pas. Certes, son "chemin de joie" à la suite du Christ n’est pas un long fleuve tranquille. C’est un sentier pentu, parfois escarpé, aux dénivelés "salés" – à l’image du chemin qui mène de Vézelay à Assise –, qui est parfois un chemin de croix. Mais il offre un bonheur incomparable car, comme le soutenait Bernanos, "la sainteté est une aventure. C’est même la seule aventure". Elle, seule, comble le cœur - croyons-en les saints.
Pratique
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