L’Église fête le 8 décembre la solennité de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie, mais il n'en a pas toujours été ainsi. C’est à la fin du XIIIe siècle, donc au crépuscule du Moyen Âge et à l’aube de la renaissance, qu’un franciscain écossais, Duns Scot, posa les bases métaphysiques et théologiques du mystère de l’Immaculée Conception. La thèse de saint Thomas d’Aquin était que si Dieu s’est fait homme uniquement pour nous racheter du péché, si la Rédemption est la raison de l’Incarnation, si le dessein de l’Incarnation vient après le péché originel, même le rôle de Marie est affecté par le péché et elle n’en est pas exempte. Les thomistes reprochaient à Duns Scot d’aller au-delà de la Révélation. Le Credo affirme en effet que Dieu s’est fait homme pour notre salut… Mais Dieu ne pouvait-il pas "rêver"— on me pardonnera cet anthropomorphisme ! — de s’incarner dès lors qu’il avait pensé le monde et penser à sa mère avant le péché ?
Dans la ronde de la Trinité
Réfléchir sur ce que Dieu aurait pu faire si… est toujours un peu hasardeux. Pour le franciscain, cette prudence n’empêchait pas d’envisager l’Incarnation dans la ronde de la Trinité. Le mot grec pour suggérer la vie trinitaire, périchorèse — qui se traduit en latin par circumincessio —, signifie littéralement la ronde, la danse. "Je t’aime parce que tu existes, tu existes parce que je t’aime…" Dieu n’a-t-il pensé aussi le monde comme une danse, comme une nouvelle manière d’aimer, comme un don fait à son Fils ? Tout a été créé par lui et pour lui, écrit saint Paul aux Colossiens. Pour lui… Dieu n’a-t-il pas pensé le monde comme un don qui invite les créatures à aimer et à se donner, avec l’intention depuis toujours de venir partager notre vie ? C’était la thèse de Duns Scot. S’il en est ainsi, c’est avant la création du monde, que Dieu a pensé Marie, une femme qui donnerait à Dieu un corps et un cœur d’homme. Avant le péché… D’ailleurs, peut-on parler d’avant et d’après en Dieu ?
Nous sommes les fils de Celui qui donne et, pour être à son image, nous devons donner nous aussi.
Le péché, ce terrible accident de parcours, ne pouvait pas avoir comme conséquence que Dieu renonce à son dessein d’amour. Duns Scot a inventé un attribut de Dieu qu’il appelle "firmitas". Dieu est ferme dans ses décisions. Si j’osais, je dirais qu’avant même les bénédictins, avant les cisterciens, Dieu avait fait vœu de stabilité et pratiquait le quatrième degré d’humilité : ne jamais renoncer, même face à l’injustice. Marie est sa meilleure carte et sa dernière chance, le joker qui sauve tout quand les joueurs trichent autour de la table : la mère très pure chargée de donner au monde un homme-Dieu, un Dieu fait homme. Donner… En Dieu tout est affaire de don. Dieu n’est pas comptable. Pas de bilan, pas de déficit en fin d’année : les trous sont immédiatement bouchés ! Pas même de bénéfice : les excédents sont aussitôt redistribués.
La fidélité de Dieu
Nous sommes les héritiers d’un Donateur avec un D majuscule. Nous sommes les fils de Celui qui donne et, pour être à son image, nous devons donner nous aussi. Nos premiers parents… On pense à Adam et Ève. Le péché qu’ils nous ont laissé n’est pas un cadeau. On s’en serait passé ! Heureusement, avant nos premiers parents, Dieu notre Père est là, comme Créateur, et dans le cœur de Dieu, Marie, créature destinée à devenir Mère de Dieu.
Dans un monde secoué par tant d’incertitudes, notre mission est de témoigner que l’homme et la femme sont bons, très bons même, que le monde est beau.
Voilà pourquoi nous lisons dans le livre de la Genèse la poursuite du dessein d’amour de Dieu après la chute, et pourquoi saint Paul affirme que Dieu nous a choisis, vous et moi, "avant la création du monde, pour être saints devant sa face" (Eph 1, 4). Dieu est firmitas et tout ce qui est ferme en nous vient de Dieu. L’anniversaire que nous célébrons le jour de la solennité de l’Immaculée Conception s’inscrit dans cette perspective, celle de la fidélité de Dieu. Il s’est penché sur son humble servante ; il s’est aussi penché sur nous. Sa sollicitude est notre force. Dans un monde secoué par tant d’incertitudes, notre mission est de témoigner que l’homme et la femme sont bons, très bons même (Gn 1, 31), que le monde est beau, que c’est un don de Dieu et que notre communauté est un fruit de ce don à la louange de sa gloire.