Au cœur du Languedoc, dans la vallée de l’Hérault, se dresse la chartreuse de Mougères entourée de son rempart de vignes. Situé à quelques kilomètres de Pézenas, ce vaste domaine témoigne de 2.000 ans de tradition viticole, l'exploitation du vignoble ayant débuté à l’époque gallo-romaine. À sa tête aujourd'hui, Gersende et Nicolas de Saint-Exupéry. Ce couple n’avait initialement pas prévu de prendre la tête du domaine… Mais la providence semblait en avoir décidé autrement.
En 2006, les moines Chartreux — artisans de la vigne depuis 1825 —, confient en fermage le domaine à Nicolas, enfant du pays et vigneron de formation. Le monastère est alors occupé par des religieuses de la communauté de Bethléem qui ont succédé aux Chartreux au début des années 1980. Âgé d’une trentaine d’années, Nicolas se retrouve isolé dans un domaine gigantesque de 32 hectares de vignes dont il doit assurer presque seul l’exploitation, avec pour seules voisines directes une trentaine de religieuses. Pas de quoi effrayer l’homme, issu d’une génération de vignerons et donc plus qu’aguerri.
Tel n’était pas le genre de vie auquel Gersende se destinait, en revanche. La jeune femme rencontre Nicolas en 2008, alors que tous deux sont âgés de 34 ans. Fille de militaire, elle enchaîne toute sa jeunesse les déménagements au gré des mutations paternelles, avant de se fixer à Paris où elle se prépare à une carrière prospère dans les cosmétiques : Chanel, l’Oréal, Sonia Rykiel... "Je n’aurais jamais imaginé un changement de vie pareil avant de le rencontrer !", reconnaît-elle en riant. "Mais quand Nicolas m’a demandée en mariage, j’ai rapidement compris que si je disais oui, c’était un oui complet, un oui aussi pour cette vie-là. C’était un tout."
En 2014, les frères Chartreux décident de vendre le domaine à Nicolas et Gersende, qui en deviennent donc les propriétaires. Séparés du monastère par une toute petite place, la famille Saint-Exupéry vit au rythme des sœurs de Bethléem, qui tiennent un atelier monastique embauchant 30 salariées. "Nous sommes arrivés avec l’arrogance d’un jeune couple catholique, en se disant que cela serait facile de poser nos valises ici", se souvient Gersende. "Mais tout est différent : nous avons appris tous les jours à nous adapter à ce nouvel environnement, à nous mettre au diapason du silence, dans la proximité d’une vie de prière, dans un langage fait de regards. En tant que laïcs, c’est quotidiennement que le rythme du monastère et la vie de clôture des sœurs enrichissent notre vie spirituellement, tout en douceur, chacun de son côté du mur, chacun à la place qu’il a choisie."
Des chambres d’hôtes avec "supplément évangélisation"
Après une grande phase de travaux, Gersende et Nicolas ouvrent cinq chambres d’hôtes et un gîte. C’est le début d’un quotidien encore plus intense, car l’hébergement et l’accueil s'ajoutent au dur travail de la vigne. Le domaine produit 150.000 bouteilles par an : rouges, blancs et rosés... Tous sont réalisés à partir de cépages méditerranéens locaux. Chaque année, ce sont environ 7.000 personnes qui passent au domaine, que ce soit pour une simple dégustation de vin ou un séjour au calme dans les chambres d'hôtes. Dans ce domaine chargé d’histoire, niché au pied du massif des Cabrières, les vacanciers sont bien souvent surpris de se retrouver immergés dans le silence monastique.
Pour la famille Saint-Exupéry, cette nouvelle activité est une voie d’évangélisation discrète et délicate. "Au départ, nos clients ne sont pas toujours informés de l’histoire de Mougères. Sur place, ils se montrent la plupart du temps assez curieux et posent beaucoup de questions. Lorsque les visiteurs viennent, nous les voyons goûter à nouveau le silence et réaliser à quel point ce calme leur manque au quotidien", relève Gersende. "Ils ne réalisent pas toujours que le silence ici n’est pas vide, qu'il est habité par la prière constante des sœurs. On a vu entrer des gens dans la chapelle et en ressortir très émus, troublés. D’autres préfèrent ne pas y aller, choisissent simplement de profiter de la proximité du monastère en séjournant dans notre gîte ou dans nos chambres d'hôtes. Chacun y va à son rythme, découvre à sa façon. Nous faisons un peu office d’antichambre, finalement."
Pour la famille Saint-Exupéry, l’enjeu de cette aventure va bien plus loin que la seule production de revenus. Elle s’estime désormais gardienne de ce patrimoine qui a traversé les âges, presque sans vaciller. "Ce que nous voulons, c’est que ce désert de vignes tienne et continue de protéger l'héritage des Pères Chartreux et la vie monastique pluriséculaire. C’est la priorité. Il y a bien sûr beaucoup d'incertitudes autour du monde viticole, avec cette conjoncture tellement instable, mais notre vrai moteur, c’est l’espérance."