Le vieux franciscain qui se traîne vers Rome, en ce soir d’automne 1751, est recru de fatigue, au bout de ses forces. Depuis des années déjà, ses jambes septuagénaires ne le portant quasiment plus, il faut le hisser, le pousser, tel un paquet encombrant, pour lui permettre d’atteindre tous ces villages et ces villes qui, du nord au sud de l’Italie, attendent sa venue. Partout, des foules, dépassant souvent trente mille personnes, se pressent à ses prédications, bouleversées et se convertissent en masse, renonçant à leur vie de péchés. Soldats débauchés, filles publiques, larrons et dévoyés de toutes sortes deviennent bons chrétiens, les salles de spectacles et autres lieux de plaisir se vident où il passe et les folies du carnaval, si prisées des Italiens, sont oubliées si l’on annonce que le frère mineur vient prêcher le carême.
Le plus grand missionnaire !
Il est vrai qu’à une éloquence naturelle, l’homme ajoute des dons de thaumaturge, la capacité de lire dans les âmes, une réputation de sainteté qui n’est pas usurpée et des pénitences effrayantes, capable, si son auditoire ne se convertit pas, de se flageller avec des lames de rasoir qui le laissent en sang ou s’enfoncer sur le crâne une couronne d’épines afin de donner une idée des souffrances de la Passion… Méthodes déconcertantes, même à l’époque, et qui peuvent choquer, mais qui fonctionnent.
Au milieu des années 1740, il est allé donner des missions en Corse, alors que l’île est agitée de passions politiques violentes entraînant des vendettas si nombreuses et inexpiables qu’elles deviennent un fléau. Il a suffi qu’il parle pour que les adversaires irréconciliables renoncent à s’entretuer, que les enfants, mères, épouses des victimes tombent en pleurant dans les bras des assassins de leurs proches et les assurent de leur pardon… Faut-il s’étonner si l’un des plus grands saints du XVIIIe siècle, Alphonse de Liguori, ait affirmé, après l’avoir vu à l’œuvre à Naples : "C’est le plus grand missionnaire de notre temps !"
Le nom de son cousin
Reste qu’il n’en peut plus… Il y a longtemps qu’il a supplié le pape Benoît XIV, dont il est le confesseur, de le laisser enfin se retirer dans l’un des couvents franciscains de la stricte observance qu’il a contribué à fonder ou restaurer, mais le pontife lui a répondu : "Un soldat meurt les armes à la main, et vous êtes un soldat du Christ." Il se l’ai tenu pour dit… Mais, maintenant, il le sait, l’heure du repos est toute proche. Dans un ultime effort, il va se traîner jusqu’à Rome, et, à peine arrivé, se coucher et mourir. On est le 26 novembre 1751. Ainsi s’éteint en odeur de sainteté le père Léonard de Port-Maurice, au terme d’une vie bien éloignée de celle qu’adolescent, il s’était imaginé.
Lorsqu’il est venu au monde le 20 décembre 1676, à Porto Maurizio, sur la côte ligure, l’aîné des enfants de Domenico Casanova, un capitaine qui fait du cabotage entre Nice et Gênes, a reçu au baptême les prénoms de Paolo Girolamo, Paul Jérôme. Très vite, il s’est révélé intellectuellement si brillant que son père s’est pris à rêver pour lui d’une grande carrière mais l’influence de la très pieuse seconde épouse de Domenico, qui l’a élevé après la mort de sa mère quand il avait 2 ans, l’a emporté.
Si à l’heure de ma mort, le Seigneur me reproche d’avoir été trop doux avec les pécheurs, je lui répondrai : “Jésus, si c’est une faute, c’est Vous qui me l’avez enseignée car vous n’avez jamais rejeté ceux qui demandaient pardon !’’
En 1696, Paolo a décidé d’entrer chez les Franciscains de la stricte observance, amis des pénitences les plus sévères, choix qui a mis son père, pourtant dévot, dans une telle colère qu’il a jeté son aîné dehors ; seule l’intervention d’un cousin charitable a permis que Domenico consente à laisser son fils aller "où Dieu l’appelle". Par gratitude, le garçon prendra en religion le prénom de ce cousin, Leonardo. Ordonné en 1703, le jeune père Léonard de Port-Maurice enseigne la théologie à l’Institut Saint-Bonaventure de Rome en attendant, joyeux et impatient, de s’embarquer pour la Chine. Il ne partira jamais… À quelques semaines du départ, il tombe si gravement malade qu’il faut le renvoyer chez lui dans le faible espoir qu’il se refasse une santé. Cela prendra quatre ans mais, lorsque, guéri, il commence à prêcher, l’Église comprend qu’elle tient là un trésor.
Le "codificateur" du chemin de croix
Au cœur de sa prédication, la dévotion mariale, le rosaire, la lutte pour obtenir de Rome la promulgation du dogme de l’Immaculée Conception, qui ne sera proclamé qu’en 1854, l’extension de la pratique de l’adoration perpétuelle, la dévotion au Sacré Cœur et le Chemin de croix qu’il codifie car, créé par les fils de saint François au XIIIe siècle, il fait l’objet de diverses fantaisies et manque d’unité. Si Léonard n’est à l’origine d’aucune de ces pratiques, du moins contribue-t-il fortement à les répandre et les populariser en Italie. Ce géant de sainteté, cet ascète qui ne se passe rien est pourtant au confessionnal d’une douceur à donner en exemple.
À la fin de sa vie, Léonard confiera en souriant à ses proches : "Si à l’heure de ma mort, le Seigneur me reproche d’avoir été trop doux avec les pécheurs, je lui répondrai : “Jésus, si c’est une faute, c’est Vous qui me l’avez enseignée car vous n’avez jamais rejeté ceux qui demandaient pardon !’’"