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Entre terre et Ciel, les mutations du militantisme catholique

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Paul Airiau - publié le 25/11/23
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Au gré de l’histoire, la militance catholique s’est régulièrement transformée. Après l’engagement sociopolitique des années 1970, ont succédé de nouvelles formes d’engagement, plus recentrées sur les enjeux religieux. Ce nouveau courant va-t-il évoluer à son tour ? se demande l’historien Paul Airiau.

Le 4 novembre 2023, disparaissait le syndicaliste Charles Piaget. Né en 1928, il était la dernière figure du syndicalisme catholique à avoir eu quelque importance et symbolisait à sa manière toute une génération militante. Orphelin à son adolescence, élevé alors dans une famille d’origine italienne, catholique pratiquante et cégétiste, il entre en 1946 chez Lip, la principale usine horlogère de Besançon et adhère à la CFTC. Il suit le parcours de nombre de syndicalistes catholiques et de membres de l’Action catholique — il milite avec sa femme à l’Action catholique ouvrière, que Mgr Guerry, archevêque de Cambrai, suit de près pour éviter, avec un succès parfois relatif, toute marxisation.

Au nom de la doctrine sociale de l’Église, de l’émancipation du peuple et de la défense des intérêts des ouvriers, il prend des responsabilités syndicales, collabore avec la CGT, milite à gauche à partir de 1958, entre au PSU en 1960 et soutient la déconfessionnalisation de la CFTC transformée en CFDT en 1964. Le syndicalisme et la militance catholiques forment et politisent ainsi à gauche un homme que mai 1968 (grève avec occupation de l’usine) et ses suites (difficultés de Lip désormais contrôlée par un actionnaire suisse) poussent au premier plan.

De la doctrine sociale au socialisme

En 1973, contre un projet de restructuration avec licenciements, les syndicats et les ouvriers de Lip s’approprient une partie du stock de montres, occupent l’usine et assurent eux-mêmes la production et la commercialisation. Le conflit a un fort retentissement national. Devenu la principale figure des grévistes, Piaget est même sollicité par une partie de la gauche antitotalitaire et de l’extrême-gauche pour être candidat à l’élection présidentielle. Mais les calculs politiques et la méfiance face à son ancrage catholique font capoter l’opération. La victoire obtenue par "les Lip" en 1974, avec la poursuite de l’activité, n’empêche pas les difficultés économiques de sonner le glas de l’entreprise dès 1976, suscitant un nouveau conflit social. Après la liquidation de 1977, la tentative d’autogestion lancée en 1978 se solde par un échec définitif en 1990. Usé par ses intenses engagements, Piaget avait quitté la vie publique et professionnelle en 1983 et abandonné progressivement le catholicisme pour l’athéisme. À partir de 1993, avec Agir ensemble contre le chômage (AC!) il redevient cependant une figure de référence pour une partie de la gauche bisontine, voire française.

Leur engagement sociopolitique comme catholiques répondait aux effets de la deuxième phase de la Révolution industrielle dont les potentialités se déployèrent massivement après la Seconde Guerre mondiale.

Son parcours n’est pas entièrement original. Nombre de militants catholiques des années 1940-1970, tels les parents du bédéiste Étienne Davodeau, sont passés de la doctrine sociale au socialisme plus ou moins marxisant, à la relation critique, voire fort critique, ou à la rupture avec l’Église, sa dimension institutionnelle, ses positions sociopolitiques, sa morale, sa foi. Aussi la reproduction religieuse au sein de leurs familles a-t-elle fortement chuté. L’évolution peut s’expliquer par le contexte. Leur engagement sociopolitique comme catholiques répondait aux effets de la deuxième phase de la Révolution industrielle (pétrolisation, électrification, production de masse, confrontation avec le socialisme et le communisme) dont les potentialités se déployèrent massivement après la Seconde Guerre mondiale. Il est donc entré en crise en même temps que la configuration socio-économique qui l’avait suscité.

Des modalités nouvelles de l’engagement catholique

Or, au même moment naissent d’autres formes de militance catholique. Tandis que Lip focalise l’attention, naissent la communauté de l’Emmanuel (1972), les Béatitudes (1973), les Frères de saint Jean (1975), la Communauté saint Martin (1976), Paul Ⅵ valide le renouveau charismatique (1975), la Fraternité saint Pie Ⅹ prend son essor (1974-1976)... Des modalités nouvelles de l’engagement catholique, centré sur le religieux, se créent, en partie en réaction contre ce qui est considéré comme une dérive, en partie en continuité avec ce qui avait été vécu (le réseau, l’intensité religieuse et militante). Alors que la libération des corps et des individus remplace la libération des classes sociales, que se constitue un capitalisme financiéro-industriel fondé sur la circulation mondialisée des capitaux, des hommes, des consommations et la marchandisation croissante des affects et des désirs, que se dépolitise l’activité économique au nom d’une rationalité théoriquement insurpassable, un engagement de réseaux, fondé sur l’émotion, la réforme personnelle et la primauté des enjeux religieux se déploie, se substituant progressivement à la militance sociopolitique en train de s’étioler.

Piété, sanctification, évangélisation directe, préservation de la foi, articulation nouvelle des clercs et des laïcs, toutes ces formes bénéficient aussi du choix épiscopal d’abandonner le politique à son autonomie (Pour une pratique chrétienne de la politique, 1972) et de rompre les liens avec la militance d’Action catholique (fin du "mandat" préférentiel accordé aux mouvements ainsi labellisés, 1975), alors que l’élection de Jean Paul Ⅱ (1978) favorise une lecture néo-intransigeante de Vatican Ⅱ.

Une quatrième vague en train de s’épuiser ?

À partir des années 1970, il y a donc un croisement des dynamiques d’engagement : décrue de la militance sociopolitique, crue de la militance pieuse et confessante. D’un côté, la fin d’un mouvement, s’épuisant à survivre hors des eaux qui l’ont enfanté, en même temps que s’en enclenche un nouveau de l’autre, porté notamment par sa forte reproduction religieuse intrafamiliale. Une quatrième vague de militance succède ainsi à celles nées dans les années 1800-1820 (les congrégations), les années 1870-1890 (les "œuvres"), les années 1920-1940 (l’Action catholique).

Et puisqu’il y a désormais quelque cinquante ans qu’elle a débuté, rien n’interdit d’envisager qu’elle soit à son tour en train de s’épuiser. Car les temps lui sont difficiles et ses résultats incertains. Elle n’a pas inversé la normalité de la sécularisation, elle est confrontée aux effets socio-écologiques du néolibéralisme qu’elle a ignoré, elle est sapée dans son fondement familialiste par la politisation et la fluidification des identités de genre et elle est atteinte dans sa revendication de réussite morale par la révélation que les abus sexuels ne l’ont pas plus épargnée que les autres courants catholiques. Mais l’historien n’est pas prophète et il ne sait rien des signes du temps ni de ce qui vient peut-être. Aussi, qui vivra verra.

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