Contrairement aux idées reçues, l’Autriche ne se laissa pas avaler aussi facilement par le IIIe Reich, comme les images de propagande le firent accroire. Dès la montée en puissance des nazis en Allemagne, les Autrichiens se méfièrent, même si l’attraction culturelle allemande traversait de nombreux partis politiques. L’empreinte catholique du pays fut déterminante dans la prise de conscience du danger hitlérien. Jean Sévillia rend hommage aux catholiques autrichiens qui, dès 1930, attirèrent l’attention sur la perversité du nazisme, et payèrent lourdement leur résistance au régime hitlérien.
Aleteia : L’Autriche se méfiait des nazis et s’apprêtait à voter pour son indépendance en 1938 à l’égard du Reich, mais elle plébiscite son annexion par l’Allemagne avant de développer en son sein une vraie résistance à Hitler. Comment expliquez-vous les contradictions qui traversent l’Autriche face au nazisme ?
Jean Sevillia : Aucune société ne parle d’une seule voix. Un courant pangermaniste existait en Autriche dès la fin du XIXe siècle, et se retrouvera à partir des années 1930 dans les Autrichiens attirés par le national-socialisme. Mais il existait aussi un patriotisme habsbourgeois puis autrichien, représenté dans les années 1920 par la figure de Mgr Seipel, un ecclésiastique qui sera chancelier et assurera la survie de la petite République d’Autriche fondée en 1918. Ce patriotisme s’incarnera ensuite dans la figure du chancelier Dollfuss, catholique et patriote, assassiné par les nazis en juillet 1934 lors d’un coup d’État qui échouera parce qu’il se heurtera à la fermeté du gouvernement et de l’armée face aux hitlériens. 200.000 Autrichiens ont assisté à Vienne, en août 1934, à une cérémonie d’hommage à Dollfuss, héros patriotique.
100.000 Autrichiens ont été poursuivis par la Gestapo de 1938 à 1945, et 10.000 résistants ont été fusillés.
Ce sont d’autres Autrichiens, par conséquent, qui salueront l’entrée de Hitler à Vienne le 15 mars 1938. Le 12 mars, l’armée allemande avait envahi le pays pour empêcher la tenue d’un référendum qui devait confirmer la volonté d’indépendance du pays. Ce référendum n’a pas eu lieu, mais tous les observateurs savaient que son résultat serait positif pour le gouvernement autrichien. L’autre référendum qui, lui, aura lieu, organisé par les nazis, était une parodie démocratique : le 99,73 % de oui était digne de la nuit totalitaire tombée sur l’Autriche avec l’Anschluss. De 1938 à 1945, l’Autriche n’existant plus comme État souverain, il y aura une résistance, certes minoritaire, mais non négligeable : 100.000 Autrichiens ont été poursuivis par la Gestapo de 1938 à 1945, et 10.000 résistants ont été fusillés. Mon livre leur rend hommage.
Quelle part l’Église catholique et les catholiques autrichiens ont joué dans la résistance autrichienne à Hitler ?
Il existe de nombreux textes de l’épiscopat autrichien qui, dès le début des années 1930, condamnent la doctrine nationale-socialiste. L’Église d’Autriche, de 1934 à 1938, soutient le régime autoritaire et corporatif instauré par Dollfuss et maintenu ensuite par son successeur Schuschnigg. Lorsque survient l’Anschluss, en 1938, le cardinal-archevêque de Vienne, Mgr Innitzer, rend une visite de courtoisie à Hitler, ce qu’il n’était pas obligé de faire, mais surtout appelle à voter oui au référendum truqué des nazis du 10 avril 1938. Un fatal faux-pas de la part d’un prélat qui n’était pourtant pas suspect de sympathies nazies, et qui lui vaudra d’être convoqué à Rome pour se faire tancer, au nom de Pie XI, par le cardinal Pacelli, futur Pie XII. Innitzer devra rédiger une déclaration assurant que ce qui était incompatible avec la foi chrétienne dans le national-socialisme restait condamné, mais aucun Autrichien ne prendra connaissance de ce démenti paru dans l’Osservatore romano : le mal était fait.
Un seul Führer : le Christ lui-même.
Le cardinal se rachètera le 7 octobre 1938, lors de la fête du Rosaire, par un sermon prononcé dans la cathédrale de Vienne, dans lequel il proclamait que les chrétiens ne pouvaient avoir qu’«un seul Führer : le Christ lui-même". À l’issue de la cérémonie, la formule servira de mot d’ordre à 10.000 jeunes catholiques de Vienne qui manifesteront dans la rue leur opposition au régime nazi. Cette manifestation amènera le sac du palais épiscopal de Vienne par les SS et les SA, puis donnera le signal de la persécution de l’Église. Entre un quart et un cinquième du clergé autrichien aura affaire à la Gestapo de 1938 à 1945.
L’Église a béatifié plusieurs martyrs autrichiens victimes du nazisme. Quelles furent les grandes figures de cette résistance catholique ?
Évoquons le père Otto Neururer, curé de Götzens, au Tyrol, arrêté par la Gestapo en décembre 1938 pour "diffamation du mariage germanique" parce qu’il avait déconseillé à une jeune fille de se marier avec un notable nazi divorcé. Emprisonné au camp de concentration de Dachau puis à celui de Buchenwald, ce prêtre baptisera un détenu, ce qui sera découvert et lui vaudra, en mai 1940, d’être pendu par les pieds, nu, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le père Neururer a été béatifié par Jean Paul II en tant que martyr de la foi en 1996. Citons le père Jakob Gapp, un marianiste exerçant son ministère au Tyrol, fiché en 1938 comme "ami des Juifs et ennemi du Führer", contraint de s’exiler en France puis en Espagne après 1940, arrêté par la police allemande après avoir franchi la frontière française, conduit à Berlin, puis condamné à mort et guillotiné en 1943. Le père Gapp a été béatifié par Jean Paul II, en 1996, en même temps que le père Neururer.
Au cours d’un interrogatoire où on lui demandait s’il préférait l’Évangile ou Mein Kampf, le père Carl Lampert répondit que "l’Évangile est la parole de Dieu et prêche l’amour".
Citons aussi le père Carl Lampert, vicaire général du diocèse de Feldkich-Innsbruck, arrêté de nombreuses fois par la Gestapo et qui, au cours d’un interrogatoire où on lui demandait s’il préférait l’Évangile ou Mein Kampf, répondit que "l’Évangile est la parole de Dieu et prêche l’amour", tandis que "le livre de M. Hitler est l’œuvre d’un homme, et prêche la haine". Condamné à mort en 1944, il sera guillotiné. En 2011, le décret de béatification du père Lampert au titre du martyre de la foi a été signé par Benoît XVI. Évoquons encore Sœur Maria Restituta Kafka, infirmière dans un hôpital de Vienne et qui faisait circuler des tracts hostiles au régime nazi. Condamnée à mort pour haute trahison en 1942, guillotinée en 1943, Sœur Maria Restituta Kafka a été déclarée bienheureuse au titre du martyre pour la foi par Jean Paul II en 1998, lors d’une cérémonie célébrée sur la Heldenplatz de Vienne.
Terminons par Franz Jägerstätter, paysan de Haute-Autriche dont le destin a été mis en scène en 2019 dans le film Une vie cachée du réalisateur américain Terrence Malick. Ayant refusé, au nom de sa foi chrétienne, de prêter serment à Hitler et de partir pour une guerre qu’il considérait comme injuste, Jägerstätter a été condamné à mort et décapité en 1943. Il a été béatifié en 2007 sous le pontificat de Benoît XVI.
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.
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