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Migrants : la tentation des passions tristes

Des migrants sont assis dans le port de l'île italienne de Lampedusa, le 16 septembre 2023.

Des migrants assis dans le port de l'île italienne de Lampedusa, le 16 septembre 2023.

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Benoist de Sinety - publié le 12/11/23
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Nos passions tristes à propos des migrants, en France depuis peu ou depuis plusieurs générations, nous conduisent dans des impasses, pense le père Benoist de Sinety, curé de la paroisse Saint-Eubert de Lille.

Du sang-froid ! Oui il faut du sang froid pour réfléchir aux questions graves qui se posent à nous en évitant la tentation des passions tristes. Ce sang-froid, nos sénateurs semblent l’avoir perdu lors des débats de la semaine écoulée sur l’émigration. Comme s’il s’agissait de se refaire une santé politique sur le dos des mêmes, éternellement... Nos passions tristes nous conduisent dans des impasses. Et ceux qui les agitent le savent, au fond, très bien. Rien ne freine cependant leur besoin irrépressible d’exister, quel qu’en soit le prix moral à payer.

Que proposons-nous ?

Qu’il faille réglementer, ou plutôt appliquer la loi, dans ce domaine comme dans d’autres, qui de bonne foi le contesterait ? Et c’est justement parce qu’elle ne l’est pas que le désordre s’installe dans les esprits. La question n’est pas d’abord du nombre de personnes à accueillir, mais de ce que nous proposons à celles qui sont là, légalement depuis des générations, et illégalement depuis quelques années ?

Pour les personnes, françaises pour la plupart, qui sont là depuis plusieurs générations, c’est en leur sein que se cristallise le plus de tensions avec le reste de la population. C’est dans ces familles-là que les enseignants voient se radicaliser le plus de jeunes. Ce sont bien des jeunes Français qui nous renvoient un message qui nous bouleverse car nous ne le comprenons pas. Ils nous disent — pour une part d’entre eux — leur colère et leur ressentiment. Et nous leur répondons par le déni ou par des billets de banque, quand nous ne les confions pas à des grand-frères dealers et proxénètes. La majorité d’entre eux sont musulmans, ce qui amplifie le choc dans un pays ou quasiment plus personne n’ose évoquer la foi et une appartenance religieuse. Ils nous renvoient à notre propre tiédeur et nous crispent dans nos peurs de perdre, pour nous-mêmes et nos suivants, ce que notre Histoire a forgé. 

Refuser d’enfermer cette jeunesse dans le shit

Nous leur répondons — avec un certain vertige quand on songe à la manière dont ceux qui brandissent cet étendard prennent le risque de se retrouver du côté des pharisiens de l’Évangile — en évoquant les racines chrétiennes (ou "judéo-chrétiennes" pour les plus téméraires) de notre pays. Oubliant ainsi que le christianisme est une greffe, certes opérée il y a fort longtemps. Non qu’il faille dire "Amen" à toutes les revendications, et s’ébaudir devant les cris de rage et même parfois de haine. Mais il faut les entendre avant de les commenter, et les laisser raisonner avant de vouloir les faire taire à coup de matraques ou sous les liasses d’euros. Dire qu’il y a une vraie et profonde question qui se pose autour de l’intégration de cette jeunesse là, tout en refusant de désigner des boucs émissaires, c’est refuser d’enfermer cette jeunesse-là dans le shit, le rap et cette sous-culture débilitante, pur produit d’un capitalisme qui dévore ses enfants. Et puisque la laïcité est devenue le mantra de toute pensée politique, alors qu’elle n’est à l’origine qu’un outil au service du bien commun, il nous faut désirer renouer avec tous ceux-là une vraie conversation, d’égal à égal, sur ce pays que nous aurons à construire ensemble. Faute de quoi il continuera de se dissoudre sous nos yeux éplorés.

L’entassement dans le néant

Il y a aussi ceux qui sont là, sans papier après avoir essuyé les refus de l’administration et épuisé les recours. Ceux-là sont nombreux, plusieurs centaines de mille : ils vivent en parallèle, dans la hantise de se faire contrôler, et se retrouvent la proie de réseaux mafieux qui font d’eux des esclaves. Se cacher, se méfier, trouver les moyens de vivre hors-la-loi : avec finalement, pour certains, le risque de tomber dans la fureur et de s’opposer violemment à ce qui leur semble injuste. L’injustice en effet n’est pas tant la loi qui s’applique parfois avec toute sa sévérité et sa rudesse, mais le néant dans lequel cette loi vous projette lorsqu’elle vous empêche de vivre tout en vous laissant l’apparence de cette vie. Jusqu’à Nicolas Sarkozy inclus, tous les présidents de la République usaient de ce privilège de régulariser, selon des critères précis, permettant ainsi qu’au moins le nombre des exclus ne devienne pas incontrôlable. Depuis la "Présidence normale", plus rien. On laisse s’entasser dans le néant un nombre indénombrable d’hommes et de femmes, tout en laissant entendre qu’il y a là un signe de fermeté et de bonne gouvernance. Qu’on en juge... L’idée selon laquelle ces foules pourraient être un jour arrêtées, parquées et expulsées continue de courir le verbiage politique. Là encore, sans que ceux qui le laissent entendre, prêtent le moindre crédit à leurs propos. Mais l’important n’est-il pas de se présenter aux angoisses des autres en prétendant les régler ?

L’injustice en effet n’est pas tant la loi qui s’applique parfois avec toute sa sévérité et sa rudesse, mais le néant dans lequel cette loi vous projette lorsqu’elle vous empêche de vivre tout en vous laissant l’apparence de cette vie.

Au milieu de tout cela, il y a ceux qui arrivent. Et qui prennent sur leur compte tous les déficits de notre société. Boucs émissaires faciles de l’indigence de notre débat public et du manque de courage de ceux qui le portent. On préfère toujours l’effet de manche et la politique de communication à la franchise d’un débat et à l’effort de la rencontre.

L’exemple de l’abbé Pierre

Il pourrait être inspirant d’aller voir, cette semaine, le biopic sur l’abbé Pierre qui rappelle ce que peut être l’engagement d’un homme et d’un chrétien dans l’histoire de son temps. Le film se montre prudent sur la foi d’Henri Grouès, préférant (c’est le triste air du temps) ne donner à admirer que son engagement citoyen. On en sort cependant en laissant résonner cette phrase d’Albert Jacquard, murmurée devant la dépouille du fondateur d’Emmaüs : "Je suis venu hier, parmi la foule, mais je voulais être là, à nouveau, seul, pour te dire “Merci pour ta foi”" (Le Secret spirituel de l’abbé Pierre, J.-M. Viennet et R. Poujol, Salvator, 2013, p. 22).

On se prend à prier pour que de tels propos puissent le jour venu être tenus par ceux qui cherchent une lumière, au sujet de ceux qui auront témoigné du Christ qui révèle la dignité irréductible de toute personne. Loin des passions tristes, ils auront entretenu ce feu auquel beaucoup rêvent de se réchauffer et qui longtemps a éclairé notre pays : celui de l’Évangile.

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