Ce qui est le plus largement lu (du moins en Occident) n’est pas de la "grande littérature" et n’apparaît guère sur les écrans des radars médiatiques — en dehors de publicités qu’on voit parfois dans le métro : le nom et le portrait en buste d’un auteur, à côté de la couverture accrocheuse de son livre dont dès à présent, paraît-il, on parle et que même on s’arrache. Ces réclames ne font pas vendre des ouvrages qui sinon resteraient confidentiels. Elles ne font qu’amplifier une rentabilité déjà assurée. Ces phénomènes commerciaux et marginalement culturels ne changent certes pas la face du monde ni le cours de l’histoire, mais ils complètent et corrigent l’image que tendent à en imposer l’actualité et l’intelligentsia.
Quand Hachette imite Smith
Les grands succès en librairie (et bientôt de feuilletons dans des périodiques) remontent au XIXe siècle, c’est-à-dire aux progrès conjoints des techniques d’impression et de l’instruction des masses. Le pionnier est sans doute W.H. Smith. Cependant, comme pour brouiller les pistes, ils sont plusieurs à porter ce nom, et il y a des homonymes en Amérique, dont le fondateur (1833-1896) de l’Associated Press. Mais ce sont d’abord, en Angleterre, un père (1792-1865) et son fils (1824-1891). Ils ont l’idée d’ouvrir dans les stations ferroviaires des points de vente où les voyageurs trouveront pour pas cher des lectures permettant de meubler agréablement le temps pendant les attentes, les trajets, les soirées et les longs weekends. Une belle librairie anglophone porte encore leur nom à Paris, rue de Rivoli près de la Concorde.
Leur émule en France est l’illustre Louis Hachette (1800-1864). D’abord éditeur scolaire et universitaire, il crée en 1853 et approvisionne en publications adéquates qu’il commande le réseau des "Bibliothèques des chemins de fer", qui existe toujours au travers des Relais H (H pour Hachette), devenus récemment Relay (sans H) à l’international, dans les réseaux de transports en commun et les hôpitaux. Parallèlement à Hachette, il y a quelque 150 ans, Calmann Lévy (1819-1895) et Arthème Fayard (1836-1895) se lancent sur le même créneau. Toute cette production populaire est, d’après ses origines, classée dans le genre "roman de gare", pour la différencier de la littérature prisée dans les salons et épluchée par les critiques.
Quand l’art devient industrie
Certains écrivains célèbres ne dédaignent pas de se prêter à ce jeu et de conforter ainsi leur réputation établie par ailleurs sur leur personnalité et l’admiration pour leur art : Victor Hugo (1802-1885) avec la publication échelonnée des Misérables en 1862, Dumas père (1802-1870) avec ses fictions historiques, Zola (1840-1902) avec Germinal (1884-1885)… D’autres salués plus tard comme des "génies", tel Balzac (1799-1850), y réussissent mal ou, comme Flaubert (1821-1880), n’essaient pas vraiment. En tout cas, les leaders de cette véritable industrie sont maintenant oubliés ou tenus pour négligeables : Eugène Sue (1804-1857), Paul Féval (1816-1887), Gustave Aimard (1818-1883), Xavier de Montépin (1823-1902), Pierre de Ponson du Terrail (1829-1871), Hector Malot (1830-1907), Michel Zévaco (1860-1918)…
Les jugements négatifs ne reposent pas que sur les conventions du style, des intrigues et des rebondissements parfois invraisemblables. Car il manque d’abord à ces auteurs d’avoir un impact sur la société, au niveau de la politique, des mœurs et/ou du reste de l’économie et de la culture. Ils n’ont pas d’idées novatrices ni révolutionnaires, pas de cause à promouvoir qui rendrait noble ce qu’ils racontent et qui est du coup assimilé à du vain divertissement. Ensuite, leur biographie compte peu. Leurs récits empruntent bien sûr à leurs expériences propres, mais on n’y détecte pas l’expression irrépressible d’un ego tourmenté dont le romantisme a fait le critère de toute pertinence et vérité. Un "roman de gare" n’est pas l’émanation d’une personnalité inspirante parce qu’exceptionnelle. Son nom est celui d’une marque de produits fiables. C’est un artisan qui ne chôme jamais, voire un travailleur à la chaîne, et pas un artiste.
Quand l’œuvre a plus de succès que l’auteur
Or la littérature "grand public" continue de prospérer. Les plus gros tirages de l’histoire sont déjà des œuvres autosuffisantes, sans qu’importent les éventuels états d’âme de leurs auteurs : références quasi universelles, la Bible, le Coran, le Petit Livre rouge, Don Quichotte, les pièces de Shakespeare, Le Conte de deux cités de Dickens (1812-1870) et Le Petit Prince, sont en tête dans cet ordre. Puis on trouve Agatha Christie (1890-1976), Tolkien (1892-1973), C.S. Lewis (1898-1963), Ian Fleming (1908-1954), Road Dahl (1916-1990), John Le Carré (1931-2020), Stephen King (1947-), John Grisham (1955-), Dan Brown (1964-), J.K. Rowling (1965-)…, et en français Jules Verne (1828-1905), Simenon (1903-1989), Guy des Cars (1911-1993), Frédéric Dard (1921-2000), Gérard de Villiers (1929-2013)…, tous renommés.
On connaît par contre moins Henry Rider Haggard (1856-1925), Gilbert Patten (1866-1945), Barbara Cartland (1901-2000), Sidney Sheldon (1917-2007), Mary Higgins Clark (1927-2020), Jackie Collins (1937-2015), R.L. Stine (1943-), Dean Koontz (1945-), Tom Clancy (1947-2013), James Patterson (1947-), Danielle Steel (1947-, actuellement l’auteur le mieux payé au monde), Nora Roberts (1950-), Michael McDowell (1950-)... Tous ont pourtant vendu 50 millions d’exemplaires et plus. Et ça continue, avec Helen Fielding (1958-), Mike Herron (1963-), E.L. James (1963-), Gillian Flynn (1971-), Colleen Hoover (1973-), Jamie McGuire (1978-), Taylor Jenkins Reid (1983-), et de plus jeunes : Penelope Douglas, Chloe Liese…
Une offre diversifiée
En France, le marché est dominé par Bernard Werber, Marc Lévy (tous deux 1961-) et Guillaume Musso (1974-). On peut citer aussi : Pierre Lemaître (1951-), Françoise Bourdin (1952-2022), Gilles Le Gardinier (1965-), Delphine de Vigan (1966-), Valérie Perrin (1967-), Sandrine Collette (1970-), Anne Gavalda (1970-), Agnès Ledig (1972-), Maxime Chattam (1976-), Virginie Grimaldi (1977-), Aurélie Valognes (1983-), Joël Dicker (1985-), Melissa Da Costa (1990-)… Soit de plus en plus de femmes (et avec forcément d’injustes omissions).
Ces fictions façonnent la perception et l’interprétation qu’ont nos contemporains des épreuves, des conflits, du tragique et du mal, mais aussi du désirable et du bien.
Cette surabondante production de consommation courante est fort diverse : "polars" ; histoires d’amours (contrariées) ou familiales, d’agents secrets, d’épouvante et de suspense ; science-fiction et ésotérisme ; pures comédies ; sexe (soft) et aventures pour ados, voire contes pour innocents. Certains auteurs (doués pour susciter des émotions primaires) jouent sur plusieurs de ces registres, dans le même livre ou alternativement. On trouve même plus souvent qu’avant ce qu’on appelle en anglais du feel-good : des livraisons visant délibérément à procurer du bien-être, détendre, rassurer et refouler la morosité et le pessimisme.
Une réalité à ne pas négliger
Tout cela pousse à penser qu’il n’y a là que des moyens d’esquive des dures réalités de ce monde. Mais l’audience de cette littérature est une réalité qui n’est pas moins irrécusable. Elle enseigne que tout ne se joue pas au niveau collectif et manipulable. Ces fictions façonnent la perception et l’interprétation qu’ont nos contemporains des épreuves, des conflits, du tragique et du mal, mais aussi du désirable et du bien tels qu’il peuvent les concevoir au plus profond d’eux-mêmes, en imagination, en-deçà de ce qui leur arrive personnellement tout autant que du cadre dans lequel la science et les médias enferment leur existence. Il n’est sans doute pas inutile d’explorer cet univers intérieur pour se demander à qui s’adresse l’évangélisation.