L’assaut militaire mené par l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabagh en septembre 2023 a signé la fin de la présence arménienne dans cette région. Près de 120.000 Arméniens ont été déplacés en masse. Mais les regards se tournent aussi vers le patrimoine arménien du Haut-Karabagh, essentiellement religieux. Que va-t-il advenir de ce précieux héritage multi-millénaire ? Ses premiers vestiges datent du Ier siècle avant notre ère, mais c’est principalement sous le joug mongol, au XIIIe siècle après Jésus-Christ, que l’un des volets les plus précieux du patrimoine du Haut-Karabagh connaît un grand essor, celui de l’architecture monastique. Le dernier inventaire établi à la fin de la période soviétique recense ainsi près de 4.000 monuments dans le Haut-Karabagh, dont 33 ensembles monastiques, 252 églises, 83 chapelles, 1.840 khatchkars (en français, des pierres-croix, monuments typiques arméniens qui consistent en une stèle sur laquelle est gravée une croix) et 218 cimetières.
Le Haut-Karabagh a déjà subi de nombreuses destructions, dont les plus récentes remontent à la guerre des 44 jours, en 2020, et les traitements réservés par l’Azerbaïdjan au patrimoine du Nakhitchevan laissent peu d’espoir pour l’avenir. Dans cette région montagneuse enclavée entre l’Arménie, la Turquie et l’Iran, rattachée en 1923 à l’Azerbaïdjan, on ne retrouve plus guère le moindre centimètre de vie arménienne. 89 églises médiévales, près de 5.500 khatchkars et 22.000 tombes ont disparu après l’ouragan azérbaïdjanais. "Il existe une preuve fiable, issue d’un contrôle satellitaire, de la politique de vandalisme qu’a mené l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh depuis 2020, avec des destructions d’églises, de cimetières et de pierres tombales", explique à Aleteia Patrick Donabédian, chercheur émérite en histoire de l'art et archéologie médiévale et maître de conférences en études arméniennes. De nombreuses églises situées sur les territoires récupérés par l’Azerbaïdjan, comme celles de Chouchi, ont aussi été recouvertes d'échafaudages, comme pour les soustraire à la vue des passants.
Une image satellitaire montre la complète destruction d'un cimetière arménien dans le village de Mets Tagher, dans le Haut-Karabagh, en 2021.
Une politique de désarménisation
"L'État azéri avait une stratégie de destruction particulière : il respectait en grande partie les grands sites religieux et détruisait "simplement" les monuments aux morts, les pierres tombales, et des églises à la marge", relève quant à lui Maxime Yevadian, historien et membre associé du laboratoire du CNRS HiSoMA de Lyon. "Il y avait là une volonté de montrer une forme de civilité." Mais depuis la capitulation arménienne de septembre 2023, l’Azerbaïdjan pourrait bien avoir abandonné cette politique. Quelques heures à peine après avoir posé le pied à Stepanakert, capitale du Haut-Karabagh, les soldats azerbaïdjanais ont démonté la grande croix métallique érigée sur les hauteurs de la ville. "Lorsqu’on voit le président Aliyev piétiner lui-même le drapeau arménien et celui du Haut-Karabagh, on ne peut que s’inquiéter pour l’avenir", estime Maxime Yevadian.
La stratégie azerbaïdjanaise d’effacement de la culture arménienne ne se limite pas au seul vandalisme des symboles chrétiens. Des églises pourraient être transformées en mosquées, et d’autres en lieux administratifs, s’inquiètent les chercheurs. Une troisième alternative réside dans la stratégie de réattribution des monuments arméniens une fois modifiés, c’est-à-dire privés de leurs inscriptions arméniennes, relève Patrick Donabédian. Deux destinataires possibles : le diocèse de Bakou de l’Eglise orthodoxe russe, ou l’ethnie oudie, qui descend des albaniens chrétiens du Caucase. Cette dernière option est l’un des narratifs employés par l’Azerbaïdjan depuis de nombreuses années, selon lequel "une partie du patrimoine arménien ancien serait un patrimoine albanais du Caucase, antérieur à l'arrivée des Arméniens", relève un rapport sénatorial du 7 juillet 2021. Pour Maxime Yevadian, il s’agit là d’une énième construction politique azérie visant à déposséder le christianisme arménien, avec un seul objectif final : dissoudre la présence arménienne en Artsakh, seule province qui, pendant 2.500 ans, n’a jamais cessée d’être habitée par des Arméniens.
Un espoir mince
Le constat est donc sans appel : si rien n’est fait pour protéger le patrimoine, il court le plus grand risque. Or, peu de solutions semblent émerger pour éviter le pire, constate Maxime Yevadian. L’Arménie n’a pas trouvé le soutien qu’elle espérait auprès de son traditionnel allié russe, et a montré plusieurs signes de rapprochement avec l’Ukraine et les Etats-Unis. Dernier exemple en date, la rencontre entre Anna Hakobyan, épouse du Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, et Volodymyr Zelensky, le 6 septembre dernier. L’altération de la relation entre les deux pays ne permet donc pas d’envisager une quelconque aide russe, selon l’historien. Du côté de l’Europe, qui s’approvisionne en partie en gaz azéri depuis le début de la guerre en Ukraine, les rangs sont encore divisés quant à l’attitude à adopter. Jeudi 5 octobre, le Parlement européen a toutefois appelé à réexaminer les relations de l’UE avec l’Azerbaïdjan, et adopté une résolution non contraignante dont l’article 8 fait directement référence au patrimoine du Haut-Karabagh. Les parlementaires exhortent ainsi l’Azerbaïdjan à "s’abstenir de détruire ou de négliger davantage le patrimoine culturel, religieux ou historique de la région, ou d’en altérer davantage les origines", lui demandant de "s’efforcer au contraire de préserver, de protéger et de promouvoir cette diversité d’une grande richesse, conformément à l’ordonnance de la CIJ du 7 décembre 2021."
L’ONU, à travers l’Unesco, dispose de moyens concrets pour préserver ce patrimoine inestimable comme l’envoi de délégations pour contrôler les différentes sites, dresser un état des lieux actualisé et mettre sous protection internationale. Mais pour Hovhannès Guevorkian, même cette dernière issue est sans espoir : "L’ONU et l'Unesco sont composées d’États souverains. Il y a beaucoup à faire s’il y a une volonté politique mais elle a fait défaut de toutes parts. Si elle avait existé, le peuple arménien n’aurait pas eu à quitter cette terre", s’indigne-t-il. "S’il y a un sentiment qui nous submerge le plus, c’est celui de la solitude. Ceux qui parlent de paix à bâtir avec l’Azerbaïdjan sont d’un cynisme sans nom : quelle paix peut-on bâtir sur une telle injustice ?"