Pour le monde entier, il est connu sous le nom de "l’abbé Pierre". À Crest pourtant, petite ville de 8.000 âmes située au fin fond de la Drôme, le célébrissime fondateur d’Emmaüs fut aussi "frère Philippe", un jeune capucin au profond désir d’absolu, déterminé à marcher à la suite de saint François d’Assise.
C’est dans cette ville italienne d’Ombrie que naît d’ailleurs la vocation religieuse de l’abbé Pierre. Dans un carnet intime rédigé en 1927, alors qu’il n’a que 15 ans, Henri Grouès (de son nom de naissance) relate son pèlerinage initiatique dans les lieux où vécut et prêcha le Poverello. Au pied des Carceri, ces grottes où saint François venait s’isoler pour méditer, il raconte : "Il s’est passé là pour moi une sorte de lumière très claire, très simple." L’adolescent passionné et ambitieux expérimente à Assise une rencontre capitale, qui suscite en lui une profonde attirance pour les disciples de saint François. Pourtant, son choix de vie n’est pas tranché : doit-il opter pour la vie contemplative, cloîtrée ? Ou bien demeurer dans la vie active ? Veut-il devenir missionnaire en France, ou bien encore partir à l’étranger ?
Après des mois de tergiversations, durant lesquels il tombe plusieurs fois malade, la vocation d’Henri Grouès s’affermit : il sera frère capucin. À 19 ans, il renonce à sa part d’héritage, distribue son argent, et rentre le 21 novembre 1931 au noviciat des capucins de Saint-Etienne, en présence d’amis et de parents. Cette branche de l’Ordre franciscain lui semble alors proche "de ceux qui sont les derniers au regard des gens biens." Ses tourments intérieurs, qui marquaient auparavant ses jeunes années, semblent s’être apaisés. Pourtant, frère Philippe plonge dans une vie contemplative austère, à la discipline de fer. La vie cloîtrée est largement rythmée par la prière et l’adoration. La journée, l’unique novice du couvent, dont le crâne a été tondu, marche nu-pied dans des sandales en cuir. La nuit, il dort en robe de bure sur une planche de bois. Il est réveillé à minuit avec ses frères pour la prière des psaumes et la méditation silencieuse. Dans son testament légué en 1994, l’abbé Pierre reviendra sur cette période de sa vie capucine : "(…) Il y avait de la bravade : vouloir naïvement prier, à la lettre comme “saint François“, avec cette espèce de satisfaction secrète, cette jubilation de faire ce qui ne se fait pas !"
À Crest, l’expérience de la solitude
En décembre 1932, frère Philippe est nommé au couvent de Crest, situé à 150 km plus au sud, pour poursuivre ses études. Le lieu, transformé en école puis en maison d’internement pour nomades au début du XXe siècle, est redevenu un couvent capucin depuis 1920. Là encore, la vie y est austère et le capucin souffre d’une vision idéaliste et romantique de la pauvreté. La solitude et le silence mettent à rude épreuve ses nerfs de jeune frère. "Je sens mes nerfs craquer. Mes nerfs sont ébranlés, à continuer ils casseront. Je ne peux jeûner ni aller aux matines, je chante faux parmi les frères que d’ailleurs je torture (…)", écrit-il un soir dans son journal. S’ouvre pour le futur abbé Pierre six années de pauvreté spirituelle et psychologique, qu’il évoque à intervalles réguliers avec ses supérieurs. En 1936, ses forces déclinent, et il retombe malade. Ordonné prêtre en 1938, il suit finalement le conseil judicieux de son supérieur, et quitte l’Ordre Capucin pour raisons de santé en 1939. Incardiné dans le diocèse de Grenoble, le "père Philippe" est mobilisé quelques mois plus tard dans les Alpes et en Alsace, rejoignant les rangs de la résistance à l’aube de la seconde Guerre Mondiale.
Une aventure fondatrice pour Emmaüs
La vie de combat contre l’injustice de l’abbé Pierre, qui l’a mené jusqu’à la fondation d’Emmaüs en 1949, aurait-elle pu se réaliser sans cette intense expérience capucine de prière et d’adoration ? "Si je n’avais pas eu ces six ans et demi de désert, jamais je n’aurais pu avoir cette vie de fou et ces cinquante ans à mener autour du monde", affirmait-t-il en tout cas dans un entretien radio en 1989.
Cette "rare expérience personnelle" traversée entre 1931 et 1939 fut un "trésor inestimable que le bon Dieu a voulu me donner", témoigna-t-il par la suite. Elle lui apprit le vrai sens du dénuement. Elle l’obligea, aussi, à se connaître profondément et à mener le combat spirituel pour chercher Dieu. A l’aube de sa mort, "l’insurgé de l’amour" racontera sur son parcours : "Je le dis souvent (…) : l’homme est comme une plante ; ou il crève, ou, pour trouver la nourriture dont il a besoin, il plonge profond ses racines. (..) Si je n’avais pas eu, ancrée en moi comme une seconde nature, cette capacité spontanée à la prière et à l’adoration gratuite, je n’aurais pas tenu le coup."