Nous sommes assis. Nous sommes serrés. Dans ce wagon du Ouigo lancé à pleine vitesse, les paysages défilent sans qu’on n’y prête vraiment attention. La lumière écrase l’horizon que nous regardons quand même dans notre petite boîte climatisée. Il y a les habitués qui s’organisent et prennent avec eux tout ce qu’il faut pour que les trois ou quatre heures se passent au mieux, nourritures, boissons, petit oreiller même. Il y a ceux qui tombent un peu des nues en découvrant que l’enveloppe d’un TGV peut contenir des aménagements bien différents et qui ne reconnaissent pas dans ces trois fauteuils collés les uns aux autres à chaque rangée, leurs décors habituels. Encore n’ont-ils pas appris l’absence de bar.
Débattre et se mettre à la hauteur de son voisin
Difficile de sortir un ordinateur pour travailler si l’on n’a pas de tablette. Difficile de regarder un film sur son téléphone si l’on ne peut le brancher pour le recharger, faute de prises électriques. Après des premières minutes pour se jauger et s’apprivoiser, voici que les langues se délient. Chacun laisse tomber ses appareils devenus inutilisables. L’inconfort, relatif, ramène chacun à la hauteur de son voisin. Des enfants font leurs premiers pas dans un couloir exigu : tous les regardent avec émotion et des mains se tendent au long de leurs chemins pour les soutenir, les guider, les encourager...
Des voisins qui ne se connaissaient pas se mettent à discuter : une jeune femme avocate qui part en week-end débat avec un couple de retraités du réchauffement climatique et des derniers avis du GIEC qui mettent en cause le système économique comme cause principale des désordres climatiques actuels, plutôt que des facteurs démographiques. Elle trouve qu’il faudrait quand même que nos responsables commencent à reconnaître tout ce qu’une économie débridée par la finance provoque comme drames et que ce n’est pas en faisant moins d’enfants que cela changera quoi que ce soit. Un homme, assis dans la rangée de derrière s’engouffre dans la discussion : "L’autre jour j’ai entendu Sarkozy dire que ce n’était pas vrai et qu’il était en désaccord avec le GIEC."
Une sorte d’agora
Sa voisine lève les yeux de son livre et dit : "Qu’est-ce qu’il y connaît lui à tout ça ? Tous ces gars qui profitent du système ils sont devenus incapables de se remettre en cause." La jeune avocate poursuit : "C’est ça qui est tragique avec un grand nombre de politiques : ils croient des choses sur des sujets qu’ils ne comprennent pas, faute d’avoir les connaissances nécessaires. Et comme ils sont doués d’une grande capacité de conviction, ils nous emmènent dans le décor." "Oui, dit le retraité, on a trop de croyants en pilotage alors qu’il nous faudrait plus de sachants intègres." On est loin du café du commerce, mais plutôt d’une sorte d’agora où chacun, assis, entre en dialogue sans arrogance ni vocifération. On parle, on cause, on partage. Pendant que les petits s’essayent à avancer dans le roulis des rails. Pendant que certains aussi tentent d’empiler des valises dans des espaces bien trop étroits dont elles s’écroulent à la moindre accélération du bolide.
Que ces instants d’humanité sont beaux, qui permettent aux uns et aux autres de se reconnaître un peu plus capables de s’entretenir de sujets importants.
Quelques instants après, un peu plus loin, le voisin du lecteur d’un journal sourit et commente à son ami le titre relatant le désir du président de la République de ne pas autoriser le drapeau russe aux prochains JO : "Ben alors ! il va falloir qu’il en supprime des drapeaux : le chinois, le saoudien et combien d’autres ? Parce que niveau horreur, au Yémen ce n’est pas la fête, et les Ouïghours non plus..." Le lecteur pose son journal et voici que s’engage une discussion sur les droits de l’homme entre des gens qui, tout en s’avérant politiquement plutôt en désaccord, découvrent le plaisir de débattre.
Réfléchir aux causes
Les tout petits marcheurs, fatigués, dégustent maintenant une compote, becquée donnée avec tant d’amour. Les enfants plus grands mordent dans des sandwichs, ravis de ce menu de fête. Mon Dieu ! que ces instants d’humanité sont beaux, qui permettent aux uns et aux autres de se reconnaître un peu plus capables de s’entretenir de sujets importants. S’arrêter de commenter ce sur quoi on n’a aucune prise pour réfléchir ensemble aux causes profondes des blessures qui frappent notre humanité.
Peu de temps avant que ne sonne l’heure de la descente, ma voisine me regarde et me sourit : "Vous irez à Marseille, voir le Pape, vous ?" Je lui dis que "oui bien sûr". Elle répond doucement : "C’est bien qu’il y ait des hommes comme lui qui ont ce courage et cette foi. Ça me console d’en avoir si peu..." Il faut que je descende, vraiment. Les mots manquent et le temps aussi. Je bafouille un peu : "La foi, c’est un chemin vous savez, pas tellement linéaire, on y avance comme un âne." Je ne suis pas certain qu’elle saisisse l’allusion à l’expression d’un ancien évêque de la cité phocéenne mais elle me dit en conclusion : "C’est sympa un âne." Oui, c’est sympa un âne...