Maurice, l’ancienne Île de France devenue anglaise après la défaite napoléonienne, a toujours passé pour un paradis. Il y a pourtant loin, des charmes exotiques popularisées par Paul et Virginie, roman à succès de Bernardin de Saint-Pierre paru à la fin du XVIIIe, à la réalité de cette étape sur la route des Indes britanniques. Si la vie y est douce relativement, car climat et maladies tropicales n’en font pas toujours un séjour idéal pour les Européens, c’est grâce à une population d’esclaves, originaires d’Afrique qui fournit, outre une domesticité abondante, une main d’œuvre agricole qui trime dans les champs de cannes à sucre, et autres denrées coloniales assurant la prospérité des planteurs et des gros négociants de métropole.
L’abolition de l’esclavage
Les bouleversements de l’histoire, même s’ils se produisent à des milliers de kilomètres, affectent ces gens. L’affreux de l’affaire est que cela ne préoccupe personne. Or, à Maurice comme ailleurs, il est un domaine où ces bouleversements s’avèrent particulièrement douloureux. Française, Maurice était catholique. La Révolution et la persécution religieuse n’ont pas épargné ces possessions lointaines, où les malheureux, privés des secours de l’Église, ont connu la même détresse que les pauvres de métropole. Sa cession aux vainqueurs de Napoléon et son passage sous domination britannique, donc protestante, ne va rien arranger : les autorités anglaises ne veulent pas d’œuvres catholiques sur leurs territoires.
Les détresses à soulager sont donc immenses. Et elles vont s’aggraver à la suite d’une mesure bonne et philanthropique : l’abolition de l’esclavage dans les possessions anglaises en 1839. Bonne, elle l’est, mais elle perd de vue un détail que l’Église des premiers siècles avait vu : libérer les esclaves, c’est jeter soudain à la rue des milliers de gens privés de leur toit, du pain quotidien, de travail et condamnés à se débrouiller seuls pour survivre, ce à quoi ils ne sont pas préparés. Rien n’est mis en place pour les aider à s’insérer dans une société où ils demeurent des parias, inégaux, infréquentables. Abandonnés, survivant comme ils peuvent dans des villages de cases insalubres, où la délinquance grandit avec la misère, jugés dangereux pour l’équilibre de la société, ces gens dont on croyait faire le bonheur ne sont plus qu’un problème que les autorités ne savent comment gérer. Au point, et c’est un signe de leur désarroi, d’autoriser la venue de catholiques, dans l’espoir que l’Église, habituée à tout gérer, trouvera une solution au problème, comme elle en a toujours trouvé.
Jeune médecin
Heureusement, ces années 1840 sont celles du prodigieux renouveau catholique français du XIXe siècle qui voit fleurir pléthore de communautés nouvelles, masculines et féminines, qui choisiront souvent l’aventure missionnaire. Parmi elles, la Société du Saint Cœur de Marie, fondée par le père Libermann, plus tard Congrégation du Saint Esprit, qui se vouera à l’évangélisation africaine. Les futurs spiritains vont accepter de se porter au secours des anciens esclaves laissés dans un abandon matériel, moral et spirituel inimaginable. Encore faut-il trouver des vocations pour cette tâche. Celle qui va se présenter est inattendue. Rien ne pouvait laisser présager qu’un jeune homme instruit, mondain couvert de diplômes, installé dans la vie et jouissant de toutes ses facilités, quitterait tout pour se vouer à un apostolat éreintant à l’autre bout du monde.
Ce jeune homme se nomme Jacques-Désiré Laval. Il est né le 18 septembre 1803 à Croth, dans l’Eure, non loin d’Aneth, dans une famille de fermiers aisée. Pour ce fils, le seul, venant après trois filles et un jumeau qui n’a pas vécu, M. Laval, qui a réussi et embrassé les idées de la Révolution pour devenir maire de son village, a de l’ambition. Il veut le faire étudier. Sans doute sous l’influence de sa mère, pieuse et qui le marquera profondément, Jacques est confié à un oncle prêtre puis au petit séminaire. Un cursus qui change, quand il a huit ans, à la mort de sa mère. Son père l’inscrit au collège Stanislas à Paris où il décroche un bac de Lettres puis de sciences avant de s’inscrire à la faculté de médecine d’où il sort diplômé en 1830.
L’accident de cheval
Le jeune médecin rejoint la Normandie et pose sa plaque à Saint-André de l’Eure, bourg qu’il quitte rapidement, victime d’une campagne de diffamation. Il s’installe alors à Ivry-la-bataille. Cette fois, tout lui sourit. Le docteur Laval se fait une belle clientèle, gagne de l’argent, est reçu par la meilleure société, nourrit quelques ambitions politiques, comme l’atteste son entrée dans la Garde nationale, soutien du régime de Louis-Philippe, tombe amoureux d’une cousine. Premier accroc à ce bonheur : sa demande en mariage est repoussée et cette peine de cœur l’affecte. Peu après, le jeune médecin est victime d’un accident de cheval et comprend qu’il s’en est fallu de peu qu’il se tue. Une évidence qui le conduit à un retour sur lui-même. S’il était mort, qu’aurait pesé sa vie, quels comptes en aurait-il rendu à Dieu ? Car soudain, la foi, qui semblait avoir déserté son existence, resurgit dans son âme blessée. Jacques comprend qu’il fait fausse route. Certes, pendant quelques mois, renonçant aux plaisirs mondains, il consacre le meilleur de son temps à soulager les pauvres et soigner gratuitement les indigents mais cet engagement ne le satisfait pas. Il veut se donner tout entier à Dieu.
En 1835, le docteur Laval entre au séminaire d’Issy où il est ordonné le 22 décembre 1838, ayant, pendant sa formation, édifié ses camarades par sa charité, ses mortifications, ses aumônes, son souci des pauvres, se faisant sans le savoir une réputation de saint. Peu après, il rencontre le père Libermann et entre dans la société du Saint Cœur de Marie. Il n’a même pas le temps d’y accomplir son noviciat puisque, en juin 1841, il accepte l’apostolat mauricien et quitte la France pour ne jamais plus y revenir, sort commun, alors, des missionnaires.
Des messes pour les Noirs
Lorsqu’il débarque à Port-Louis, après trois mois de voyage, dans l’indifférence générale, voire l’hostilité, il découvre une réalité inattendue. Ses futures ouailles ne parlent pas français, comme il le pensait, mais créole, langue à part qu’il lui faut apprendre. Lorsqu’il la maîtrise, le père Laval rédige un catéchisme afin de pouvoir enseigner les vérités de la foi à ses fidèles dans un parler qu’ils comprennent. Face à l’ampleur de la tâche, il forme des catéchistes, tous anciens esclaves, pour le seconder et l’aider à s’introduire au sein de leurs communautés. Tout est à faire.
Médecin, il soigne, se dévoue dans les hôpitaux, visite les prisons, fonde des écoles et des dispensaires, fait à lui seul, sans moyen, ce que les pouvoirs publics n’ont pas tenté de faire.
La plupart de ces gens n’ont jamais reçu les rudiments de la foi catholique. Certains ne sont même pas baptisés, les couples ne sont pas mariés. Ils assistent rarement aux offices car la bonne société voit d’un mauvais œil de partager ses églises avec ses anciens esclaves. Jacques-Désiré va organiser des messes pour les Noirs, où il prêche et enseigne dans leur langue. Il se rend compte qu’il existe une vraie piété dans cette population, fonde des associations de prière afin de les aider sur leur chemin de conversion et de progrès spirituel. Il n’oublie pas les œuvres de charité. Médecin, il soigne, se dévoue dans les hôpitaux, visite les prisons, fonde des écoles et des dispensaires, fait à lui seul, sans moyen, ce que les pouvoirs publics n’ont pas tenté de faire.
Lui en est-on reconnaissant ? Non. Sa proximité avec les Noirs dérange. Ne va-t-il pas jusqu’à leur dire « Monsieur » ou « Madame », ce qui, dans les mentalités locales, devrait rester l’apanage des Blancs ? Certains prennent en haine ce prêtre qu’ils surnomment « la grosse bête noire » ; il reçoit tant de menaces de mort qu’il doit parfois être protégé par la police quand il prêche.
Rien ne l’arrête
En 1848, une tempête tropicale détruit tout ce qu’il a bâti au prix de tant d’efforts. Loin de baisser les bras, Jacques reconstruit, fidèle à sa devise : « Faisons ce que nous pouvons, le Bon Dieu fera le reste. » Rien ne l’arrête. En 1854, puis en 1856, le choléra, puis la variole frappent Maurice de plein fouet. Le père Laval ne quitte pas le chevet des malades, médecin quand il peut les soulager, prêtre quand il reste à les préparer à la mort.
Sa réputation a rejoint la France. À la mort du père Libermann, il est nommé provincial des îles de France et Bourbon, autrement dit Maurice et la Réunion, élévation qui le consterne car, n’ayant jamais vécu au sein de sa famille religieuse, il se juge inapte à y exercer un supériorat. Un jour, un ancien camarade de séminaire visite Maurice et, le reconnaissant, confie au clergé local que Laval passait déjà pour un saint quand il était à Issy. Il n’en faut pas davantage pour lui faire prendre la fuite, horrifié que l’on puisse dire du bien de lui. Usé, Jacques-Désiré est emporté par un accident vasculaire cérébral le 9 septembre 1894 dans la paroisse Sainte-Croix. 40.000 fidèles, noirs et blancs confondus, suivent ses obsèques, preuve que « la sainteté unit. » Il a été, en 1979, le premier béatifié du pontificat de Jean-Paul II.