"Ne savez-vous pas que certains d’entre vous ont accueilli des anges ?" demande saint Paul à ses convertis. L’affirmation peut sembler curieuse mais elle est pourtant exacte. Il arrive, en effet, que, pour une raison ou une autre, un secours à dispenser, une mise à l’épreuve de la charité des fidèles, les anges se manifestent à nous sous une apparence humaine et avec tant de discrétion que, dans bien des cas, nous ne saurons jamais, du moins de ce côté de la réalité, qu’ils nous ont visités. Plus clairvoyants que nous, les saints, parfois, identifient leurs visiteurs. C’est arrivé un jour à Grégoire le Grand, des années avant qu’il devienne Pape.
Les réfugiés affluent vers Rome
Grégoire appartient à l’une des dernières familles de l’aristocratie romaine et l’une des plus anciennement converties au Christ. Cette ascendance le condamne à marcher sur les traces de ses ancêtres et à servir l’empire chrétien. Le jeune homme, dans un premier temps, s’y emploie de tout cœur mais l’époque, le VIe siècle, est terrible, faite d’invasions, de guerres, de famines, de misères et de révoltes. Confronté aux immenses et constantes souffrances de l’Italie et de Rome, Grégoire, préfet de la Ville, impuissant, malgré sa bonne volonté, à les soulager, comprend chaque jour davantage que Dieu seul importe et que sa réussite politique et mondaine n’a aucune importance. La vocation religieuse le taraude mais il n’ose l’avouer à Gordianus, son père, un grand chrétien pourtant, dans la crainte de le contrister en lui annonçant qu’il ne se mariera pas et que leur glorieuse lignée finira avec lui.
Il prend l’habitude de recevoir à sa table, dans le triclinium familial, la salle à manger, douze de ces malheureux qu’il rassasie à ses frais et qu’il sert lui-même, tel un domestique, dans une répétition du geste du Christ au soir de la Cène
Gordianus meurt en 575, laissant Grégoire seul héritier d’une fortune, certes bien écornée par les malheurs des temps, mais encore colossale dont il ne sait quoi faire, sinon la donner à l’Église. Parmi ces biens, se trouve la maison familiale, un palais situé sur le Caelius, autrefois l’un des quartiers les plus chics de Rome, à côté du Colisée et des magnifiques jardins de l’empereur Claude, mais laissé à l’abandon depuis la prise de la Ville par les Wisigoths en 410. Chassés par l’avancée des Lombards, un peuple scandinave qui, après s’être répandu d’abord dans les Balkans, est entré en Italie et qui ravage tout sur son passage avec une violence et une cruauté encore jamais vues, les réfugiés, éperdus, affluent vers Rome. Parmi eux, de nombreux religieux et religieuses, cibles favorites des envahisseurs, convertis à l’hérésie arienne et qui haïssent le clergé catholique. Un moine et une consacrée tombés en leur pouvoir connaîtront tortures, humiliations et une mort horrible. Alors, ils fuient.
Même pour Grégoire et sa fortune, nourrir douze affamés tous les jours est un exploit.
Grégoire recueille tous ceux qu’il peut, les héberge chez lui, leur permet de reformer sous son toit une communauté bénédictine, car il découvre grâce à eux et l’existence de saint Benoît, et sa spiritualité et sa règle, mais cela ne suffit pas. Il y a tous les autres, à commencer par les laïcs, qui meurent de faim dans les rues. Alors, tous les midis, il prend l’habitude de recevoir à sa table, dans le triclinium familial, la salle à manger, douze de ces malheureux qu’il rassasie à ses frais et qu’il sert lui-même, tel un domestique, dans une répétition du geste du Christ au soir de la Cène. Même pour Grégoire et sa fortune, en ces temps de pénurie extrême, alors qu’il est très difficile de faire circuler des vivres en provenance de ses riches domaines siciliens, nourrir douze affamés tous les jours est un exploit qui réclame des trésors d’ingéniosité. Il y parvient tout de même.
Un invité supplémentaire
Jusqu’à ce midi où, consterné, il découvre un treizième hôte à table. Or, il n’y a à manger que pour douze. Grégoire ne peut se résoudre à renvoyer l’invité de trop ; la charité et les lois de l’hospitalité l’interdisent. Alors, il se rend à la cuisine et y prend ce qui reste, à savoir son propre repas, plus chiche, d’ailleurs, que celui de ses invités. Et, avec cette treizième assiette, il revient à la salle à manger, la dépose en s’excusant de sa modestie devant le treizième mendiant. À cet instant, dépouillant ses guenilles, l’hôte de trop se révèle dans toute sa gloire : c’est un ange venu, à la demande du Ciel, s’assurer de l’ingéniosité charitable de Grégoire, puis, s’étant ainsi fait connaître, l’esprit bienheureux disparaît. Aujourd’hui encore, il est possible, en l’église San Gregorio Magno, Saint-Grégoire-le-Grand-au-Caelius, élevée sur la maison du préfet charitable, de voir, dans la chapelle Santa Barbara, sous une fresque représentant le miracle, la vaste table de marbre où l’ange s’est assis pour demander l’aumône.