"Les barbares ne sont pas à nos frontières. Ils sont déjà dans nos villes, car ce sont nos propres enfants", (cardinal Jean-Marie Lustiger, Libération, novembre 1990). Lorsqu’il alla à la rencontre de "la marche des Beurs" lors de l’hiver 1983, l’archevêque de Paris osa un acte dont il savait qu’il serait commenté et risquait fort de mécontenter une partie des fidèles. C’était l’époque où dans les meetings du Front national, on faisait siffler son nom en le scandant de la manière la plus gutturale possible sans que, bien sûr, aucun sous-entendu antisémite ne soit explicitement assumé.
Dans la vision politique qui était la sienne, habitée par ses déchirements intimes et la confiance inébranlable en une France qui avait accueilli ses parents, Jean-Marie Lustiger mesurait combien l’indifférence dans laquelle était tenue une population nombreuse et dont tous les démographes s’accordaient à dire qu’elle allait se multiplier, posait à notre société une question d’avenir essentielle.
Ce non-dit migratoire
Le barbare, c’est celui qui est d’une autre culture, jugée dangereuse et rivale, et qui menace donc. Il peut venir de l’étranger. Il peut aussi être suscité au sein même d’une société donnée. Lorsque nous ne nous préoccupons pas d’une catégorie et que nous la laissons livrée à ses pulsions désordonnées qui produisent la violence et le ressentiment. Il n’est un secret pour personne qu’aujourd’hui, les mouvements migratoires les plus importants continuent de mener vers nos frontières des ressortissants des pays du Maghreb. C’est une immigration peu visible car elle se fait sans bruit : la diaspora arabe absorbe en son sein de manière assez discrète des hommes et des femmes qui arrivent tous les jours non pas en bateau de fortune mais par ferries ou avions, touristes, et n’ayant donc pas à se cacher ou à camper sur les trottoirs de nos villes.
Impossible pour la France de durcir sa politique d’entrée envers ces pays : le gaz, les renseignements anti-terroristes et surtout le nombre important de nos compatriotes liée à ces pays d’origine rend la chose impossible. Sans parler des nombreux Français qui aiment se rendre au Maroc où en Tunisie et qui s’agaceraient d’avoir à demander pour cela des visas… Il reste tellement plus facile de taper sur l’Érythréen ou le Camerounais… Dans ce non-dit migratoire prend sa source le mal de notre époque. Il y a des gens dont on ne parle pas. On pense acheter la paix en les laissant s’enfoncer dans une marginalité où les travers de notre société sont amplifiés jusqu’à la caricature : abandon des principes éducatifs, idolâtrie de l’argent dans une exigence d’une vie facile et non-contrariante… avec comme seule proposition de posture philosophique, la victimisation.
Nommer les maux qui nous divisent
Les cinq ou six jours d’émeutes ne sont sans doute qu’une répétition de désordres annoncés si rien n’est fait. À commencer par la capacité à nommer paisiblement les maux qui nous divisent et les peurs qui nous habitent. Mais pour cela, il nous faut des hommes et des femmes de paix, pas des tribuns ou des boute-feux qui ne pensent qu’à leurs seuls avenirs. On ne répond pas aux crises existentielles par de l’argent de poche. Pas non plus par des menaces, surtout quand elles sont de notoriété publique très peu applicables.
Il est vrai qu’il est compliqué de répondre aux questions posées à l’ensemble d’un pays, par telle ou telle communauté lorsqu’on a comme principe intellectuel qu’il ne faut jamais distinguer les uns des autres. La beauté d’un peuple ce sont ses composantes qui forment à elles toutes le visage d’une nation en mouvement, vivante, bouillonnante, curieuse et entreprenante. La grandeur ne naît pas de l’uniformité, jamais.
Voir plus en détail
On ne traitera pas la question migratoire d’un bloc, en mettant dans le même moule le Hutu et le Tibétain. Il faut prendre le temps et faire l’effort humain de voir plus en détail et de chercher des réponses spécifiques aux réalités diverses et toujours complexes. Et si l’on commençait par la population venue il y a deux, trois, quatre générations des rives d’Afrique du Nord ? Avec ceux qui les rejoignent aujourd’hui et qui portent une mémoire historique abîmée par les violences du passé et par le silence qui les enveloppe ? Cette jeunesse française qui se retrouve aujourd’hui comme barbare dans son pays et qui pourrait bien être tentée de se comporter de plus en plus selon les frayeurs qu’elle inspire ?
Et si s’asseyaient autour d’une même table des représentants de cette communauté, des philosophes, des hommes de foi et des entrepreneurs ? Et si les responsables politiques les écoutaient vraiment et cherchaient à apprendre d’eux et à se laisser éclairer ? On ne peut pas faire reposer l’avenir d’un peuple sur les tweets d’un footballeur ou sur une victoire sportive. Nous devons nous parler du sommet de l’État jusqu’au plus humble des bistrots de quartier. Nous écouter, chercher à nous comprendre et… pourquoi pas, parvenir au bout du compte à nous aimer ?