C’est à Tobrouk qu’ils avaient embarqué. Ville frontière de la Libye avec l’Égypte, connue naguère pour son taxi, ses batailles sanglantes entre Allemands et Alliés. Elle avait alors donné son nom à une sorte de petit bunker individuel inventé par Rommel lors du siège de la ville en 1942. Les centaines de réfugiés qui prirent place à bord d’un vieux chalutier pour gagner l’Europe le 13 juin dernier n’ont pas eu droit à un bunker individuel, mais plutôt à un cercueil collectif. Parmi eux une centaine d’enfants dont des témoignages rapportent qu’ils étaient parqués dans la cale du rafiot. Bien malin qui vérifiera le nombre exact : les bas-fonds rendent rarement les cadavres qui y coulent. Ce sera d’autant plus facile pour ceux qui mettent toujours tout en doute, d’oser mégoter sur les chiffres, les minimiser, expliquer en cherchant d’abord à les dédramatiser. Les mêmes qui se répandent, surfant sur la légitime émotion et l’effroi suscité par la tentative de meurtres perpétrée à Annecy sur des nourrissons, ne trouveront-ils pas motif à s’horrifier aussi de la mort par noyade, sous le regard de nos radars et à portée de vue de nos navires, d’une foule d’enfants et de leurs parents ?
Compassion de pacotille
Il est plus difficile d’y reconnaître un coupable : autant le cinglé au couteau fut filmé et courageusement repoussé par un scout vaillant, autant les quinze minutes que mit le bateau à sombrer ne passeront pas en boucle sur nos écrans grands ou petits. Ces centaines de morts provoqueront-ils une prise de conscience ? Le gouvernement grec proclame un deuil national. Pourtant ils sont syriens, arabes, africains : pourquoi prendre le deuil quand ne meurent que des étrangers ? La police interpelle neuf « passeurs » : ils doivent payer pour le crime. Mais leurs commanditaires ? Les mafias avec lesquelles nos pays traitent pour que le sale boulot se fasse loin de nos yeux, jusqu’à l’écœurement ? Il faut le répéter au moins autant de fois qu’il y a de victimes : aucune solution n’est parfaite, mais celle qui consiste à consentir à la mort de personnes innocentes — même si elle est promue par les consciences endormies de nos responsables comme la plus « raisonnable » — ne sera jamais la solution porteuse de paix et de justice.
Il me semble aujourd’hui que nous ne pouvons plus accepter que nos États continuent à permettre par omission que meurent des innocents, en pleurant comme des crocodiles, soulagés d’autant de cas humains à devoir gérer demain.
Oui, il faut tout faire pour permettre aux personnes de vivre sur les terres qui les ont vu naître. Les changements en cours (réchauffement, maîtrise des productions de matériaux rares, modification des aires d’influence des grandes puissances, généralisation des moyens de connexions et de communications...) poussent une foule de plus en plus impressionnante à bouger. La plupart passent une frontière, certains, deux. Très peu en franchissent davantage. Que ces « très peu » soient pour autant condamnés à mort par une compassion de pacotille qui finance des États que nos principes réprouvent (Lybie, Turquie...) afin de garder en cage ceux qui voudraient passer ou, lorsqu’ils y parviennent, que nous feignions de ne pas les voir se précipiter vers la mort, tout cela nous aurons un jour ou l’autre à en rendre compte...
Ne plus accepter que meurent des innocents
Aucune raison d’État, aucun sondage d’opinion, rien ne peut justifier qu’on laisse des enfants se noyer au large de côtes où nous courrons dans quelques semaines nous « refaire une santé ». Devant les défis majeurs que notre civilisation européenne — pour ce qu’il en reste — et notre conscience chrétienne — pour ce qu’elle continue d’être guidée par l’Évangile, et non des chimères politico-identitaires — ont à assumer, le silence est un renoncement. Le petit point qui clignotait sur les radars des avions de Frontex et des garde-côtes grecs s’est éteint en quelques minutes. Des centaines de vies avec lui. D’autres demain suivront si nos cœurs de disciples demeurent anesthésiés par la peur des procès d’intention et par la bonne conscience repue de ceux qui disent « que voulez-vous, c’est ainsi ».
Il me semble aujourd’hui que nous ne pouvons plus accepter que nos États continuent à permettre par omission que meurent des innocents, en pleurant comme des crocodiles, soulagés d’autant de cas humains à devoir gérer demain. Ou alors c’est que nous sommes à ce point chacun dans nos petits bunkers individuels que nous n’entendons plus les battements de la vie nous rappeler à l’ordre.