Emmanuel Macron s’est rendu au Mont-Saint-Michel, symbole selon lui de "l'esprit français" de "résilience" et de "résistance". Sur le célèbre îlot rocheux de la Manche — qui fête le millénaire de son abbaye — Jupiter a visité l'exposition "La demeure de l'archange". Il a aussi prononcé un discours. Entre terre et mer, le chef de l’État a vanté "tout ce qui fait des Français un peuple de conquérants et de bâtisseurs". Ce lexique a de quoi surprendre. Que conquièrent les Français hormis des parts de marché (qu’ils perdent aussi beaucoup) et que bâtissent-ils hormis des centres commerciaux et des ronds-points ?
Un génie collectif ?
Certes il peut y avoir un sens figuré : on peut conquérir la paix ou bâtir une famille. Mais suivis d’un complément d’objet direct, les deux substantifs y perdent en vigueur. Bien sûr, leur sens est très fort quand la conquête se ramène au génie scientifique. Einstein et Oppenheimer sont des conquérants et des bâtisseurs, qui ont défriché les territoires de l’ignorance, ont bâti des empires de l’esprit qui nous gouvernent encore. Sauf que ce sens-là tombe quand le président de la République fait de ces deux mots employés au pluriel des compléments du nom peuple. Conquérants et bâtisseurs désignent alors un génie collectif, une nation tout entière, un donné de l’histoire. On est et on naît conquérant et bâtisseur. C’est un état. Comme si d’autres peuples n’étaient pas portés par le même élan. Si certains conquièrent et bâtissent, d’autres subissent et stagnent et ne laisseront aucune empreinte de leur passage ici-bas.
Certaines peuplades, peut-on en déduire, pourraient même disparaître que nul ne s’en apercevrait. Emmanuel Macron nous dit donc que si les Français sont "un peuple de conquérants et de bâtisseurs", c’est que d’autres peuples ne le sont pas. Lesquels et pourquoi ? Si on se dérobe par la porte du relativisme en affirmant que tous les peuples sont à leur manière des conquérants et des bâtisseurs, cela revient à nier les qualités propres attribuées aux Français. Et au bout du compte, on ne dit rien, ce qui est peut-être la seule vérité de toute cette rhétorique.
Conquérants et bâtisseurs
Mais poursuivons plutôt : s’il s’agit de reconnaître une singularité, Emmanuel Macron transgresse alors violemment le discours sur l’enrichissement systématique que représenterait la société multiculturelle, où l’on postule que le marché est la seule valeur véritable, puisque ce qui compte n’est pas le produit en soi, l’identité, mais le fait qu’il soit disponible, comme autant d’objets qu’on pourrait s’échanger.
Or, être et naître ne s’échangent pas. Ce sont des qualités insolubles. "Un peuple de conquérants et de bâtisseurs" domine les autres de ses certitudes et construit pour une éternité qui lui appartient. Unir les deux mots ne va pas de soi : généralement, une armée détruit ce qu’elle envahit et le nouveau maître ne rebâtit pas toujours. Les considérer ensemble, c’est donc admettre que la conquête peut apporter quelque chose de bien aux populations qu’elle a soumises, ce qui rehausse quelque peu l'image d'une colonisation honnie.
Être conquérant et bâtisseur consiste à écrire un récit. Il n'y en a aucun aujourd'hui. Ou alors c'est ChatGPT qui le fait tout seul.
Conquérants et bâtisseurs renvoient à un monde médiéval peuplé d’hommes robustes rompus au combat mais aussi à l'Empire romain fondé sur la puissance des armes et du droit. Ne nous le cachons pas : c'est un lexique de droite et le cinéma joua de cette iconographie avec la figure du chevalier Godefroy de Montmirail, brute mais preuse, touchante par sa hardiesse et sa bonhomie, prête à tout, quel que soit le cours de la bourse.
Mais que sommes-nous prêts à conquérir aujourd'hui ? Il ne s’agit plus de tracer des lignes sur des cartes, à l’image de l’index de Caprivi immortalisé par les frontières du Sud-Ouest africain allemand, l'actuelle Namibie. Cette époque-là semble dépassée. Semble seulement car la guerre en Ukraine ou les avions chinois survolant Taïwan montrent que rien ne remplace la conquête physique du sol. Toutes les problématiques anxiogènes autour du grand remplacement et des territoires perdus de la République le prouvent. Reste que, dans une Union européenne ayant dépassé le nationalisme et ses fureurs débordantes, l’idée de peuple conquérant interroge.
Faut-il repartir pour Marignan comme François Ier ou franchir le Rhin avec Louis XIV, participer à la "bataille des géants" à Borodino ? Du reste, qu’y aurait-il à conquérir qui nous fasse rêver, qui allume dans nos âmes l’étincelle du désir ? Tous trouvent à s'épanouir commercialement dans les brochures papier glacé d'agence de voyage. Songeons que poussée par une démographie taillée en casque à pointe, la Prusse se sublima à travers l’esprit de conquête, de l’Allemagne d’abord, de la France ensuite. En Italie, l'expédition des Mille a pu électriser la péninsule dopée à un projet d'unité largement mythique. Bref, être conquérant et bâtisseur consiste à écrire un récit. Il n'y en a aucun aujourd'hui. Ou alors c'est ChatGPT qui le fait tout seul.
Le champ de bataille de l’esthétisme
Et l’Église dans tout ça ? Évangéliser, n’est-ce pas conquérir les âmes, les corps, les habitudes ? Le Mont Saint-Michel est une métaphore miniature du sens et de la hiérarchie que l’ordre catholique donne à la société. Sa puissance, c’est que ce message de pierre pénètre dans l’esprit de tous via l’émerveillement. Toute esthétique est idéologique, en bien comme en mal. Le signe le plus flagrant de l’époque se voit tous les jours dans la laideur d'un urbanisme dépressif et rébarbatif. Il n’est pas normal d’aduler autant Notre-Dame de Paris ou le Mont-Saint-Michel ; cela prouve que le reste ne signifie rien, abîme notre être, pollue les yeux, dégrade l’espace. S’il y a donc à conquérir ou à bâtir, c’est sur le champ de bataille de l’esthétisme que le combat est à mener.