"Souviens-toi de la longue marche que tu as faite" (Dt 8, 2) : par ce bel euphémisme, Moïse résume l’interminable errance de quarante ans que le peuple d’Israël a subie, après sa sortie d’Égypte, avant d’entrer en Terre promise. Une longue marche, certes infiniment moins difficile : c’est aussi ce que nous avons vécu depuis trois mois et demi. Le mercredi des Cendres 22 février, nous avons fermé derrière nous la porte du temps ordinaire, et depuis ce jour, que d’aventures nous avons vécues ! Le carême, la semaine sainte et Pâques, le temps pascal, la Pentecôte, autant de routes, de dénivelés et d’étapes dans ce pèlerinage par lequel les disciples sont devenus des apôtres. Cela m’a fait tout drôle, il y a quelques jours, de remettre une chasuble verte… Après tant d’émotions, il n’est peut-être pas évident de reprendre le cours de la vie de tous les jours.
L’irruption de l’extraordinaire
Dans la littérature du XXe siècle, il y a une histoire assez semblable, qui raconte l’irruption de l’extraordinaire dans une vie bien tranquille. Son auteur, le Sud-Africain J.R.R. Tolkien, qui l’a publiée en 1937, l’a intitulée Bilbo le Hobbit, avec comme sous-titre : Histoire d’un aller et d’un retour. Il imagine un certain Bilbo, petit bonhomme d’une parfaite banalité, paisible, gourmand et un peu paresseux, qui habite une maison douillette creusée dans une colline. Sa vie se passe à regarder la nature, à fumer la pipe et à manger des tartines au beurre. Un jour, surgit chez lui un magicien et treize nains surexcités, qui le forcent à partir avec eux à la recherche d’un trésor. À leurs côtés, il traverse des montagnes et des forêts, fait mille rencontres, échappe à mille dangers, et finit par trouver le trésor que garde un dragon terrible. Enfin, au terme de son aventure, il revient chez lui, fourbu et heureux, la tête pleine de souvenirs et un modeste butin : deux petits coffres, l’un rempli d’or, l’autre d’argent.
Après la Pentecôte, il me semble que les chrétiens ressemblent à Bilbo de retour chez lui. Ils sont certes revenus dans le temps ordinaire et dans la vie quotidienne ; mais ils n’oublient pas ce qu’ils ont vécu sur la route, ils ne sont pas tout à fait les mêmes, et ils n’ont pas les mains vides. Pour synthétiser tout ce que nous avons découvert pendant ces trois mois, nous avons deux trésors qui nous permettent d’atterrir en douceur dans le temps ordinaire, deux petits coffres à trésors que ces deux dimanches nous donnent l’occasion d’ouvrir : la Trinité et le Saint-Sacrement. Dieu a manifesté sa présence et sa puissance pour nous, et il veut continuer à le faire au quotidien. À chaque eucharistie, Dieu reproduit, devant nos yeux et dans nos mains, le mystère de sa vie : voilà notre butin, notre récompense, notre trésor.
L’audace de croire et de persévérer
Conserver le trésor de son aventure, c’est aussi se rappeler le jour où elle a commencé. Les Hébreux se résignaient à subir l’esclavage en Égypte, où malgré les mauvais traitements ils avaient un toit et un travail, jusqu’à ce que Moïse les entraînent au désert, dans l’expérience de la pauvreté et de la faim. Ils ont constaté, pendant quarante ans, que la vraie liberté coûte cher. Bilbo chérissait son fauteuil et sa quiétude, jusqu’à ce que Gandalf l’en arrache pour lui faire découvrir l’inconfort de l’aventure. Au début de l’aventure, il faut de l’audace pour se jeter dans l’inconnu. C’est justement ce par quoi commence la séquence de cette fête du Saint-Sacrement : Quantum potes, tantum aude ! "Tant que tu peux, tu dois oser !"
Pour vivre de l’eucharistie, il ne faut pas commencer par la comprendre intellectuellement, il faut s’y jeter comme on se lance à l’aventure.
De l’audace, il en faut pour entrer dans le mystère de l’eucharistie. On peut imaginer quelle audace il a fallu aux disciples pour continuer à suivre ce Jésus qui parlait de lui-même comme du Pain vivant, qu’il faut manger pour recevoir la vie éternelle. On peut imaginer, le soir de la dernière Cène, leur trouble devant Jésus qui transforme les paroles du repas pascal en disant du pain qu’il est son propre corps, et du vin qu’il est son propre sang. Et soudain, à Emmaüs, tout s’éclaire : le pain que Jésus bénit et donne à ses disciples révèle soudain sa présence et éclaire tout le reste. Cela valait le coup d’avoir l’audace de persévérer ! Pour vivre de l’eucharistie, il ne faut pas commencer par la comprendre intellectuellement, il faut s’y jeter comme on se lance à l’aventure. Pendant la messe, on expérimente parfois l’ennui et la lassitude, la pauvreté dont parle Moïse, l’incompréhension que ressentent les auditeurs de Jésus. L’audace est de persévérer, et d’attendre l’instant Emmaüs, dont la joie efface en un instant toutes les messes moroses de notre vie.
Une source de vie
Ce jour-là, on découvre que l’eucharistie, à son tour, nourrit notre audace et la fait grandir. Celui qui trouve dans le Corps et le Sang du Christ une source de vie n’a plus peur des aventures que Dieu lui prépare. Il est prêt à quitter son confort, à traverser le désert, à affronter la mort. L’eucharistie que nous célébrons est comme le petit coffre au trésor de Bilbo le Hobbit : dans ces quelques pièces d’or, dans cette petite hostie, il y a une quantité infinie d’amour, et la promesse d’un amour plus grand encore. Que le Seigneur nourrisse en nous l’audace de vivre et le goût de l’aventure !