Une ligne droite, techniquement improbable, qu’aucune volonté humaine n’a pu imaginer lorsque les bâtisseurs les ont élevés, court de l’Orient vers l’Occident, de la Terre Sainte à l’Irlande, reliant entre eux les sanctuaires de saint Michel, selon l’axe exact de la levée du soleil au solstice d’été. La légende veut qu’elle suive le sillon laissé par le coup de glaive de l’Archange qui a expédié Lucifer et ses légions révoltées loin du Ciel. Tout à l’Ouest, elle s’achève sur la côte irlandaise, au Skellig Michael, là où les moines celtes, au VIIIe siècle, ont arraché au démon son ultime sanctuaire gaélique. L’histoire en est belle, bien que symbolique, et elle apprend beaucoup à ceux qui la déchiffrent.
En pleine nature, face à l’océan
L’Irlande est l’une des rares nations où le christianisme a séduit les âmes sans presque rencontrer de résistance tant les croyances druidiques, jamais éradiquées en Erin, restée hors de la romanité, se sont trouvées en accord avec l’enseignement évangélique. Cependant, en dépit de cette immense adhésion qui entraîne des milliers de jeunes gens vers des monastères où la règle est d’une rare sévérité, la prière constante, le travail intellectuel et physique sans relâche, et des centaines de ces jeunes moines à l’assaut de l’Europe encore païenne afin d’y porter l’Évangile, il subsiste, sur l’île verte, quelques poches de résistance du paganisme.
Un dieu ancien, peut-être parce qu’il possède une certaine ressemblance avec le Dieu Père de la Trinité, conserve des dévots, c’est le Dagda, que les Gaulois nommaient Taranis, le maître du tonnerre, ou Succelos, et les Romains Dis Pater, le père des dieux. Ce roi du Ciel est vénéré sur les sommets, là où tombe la foudre qu’il manie. Divinité bonne, le Dagda et ses avatars est souvent représenté à cheval combattant un dragon rouge, symbole des forces du Mal ; cela se compliquerait si le dragon était blanc car, dans l’imaginaire celte, en pareil cas, la créature serait bénéfique. Quoiqu’il en soit, le Dagda a encore ses fidèles et les moines irlandais voudraient bien récupérer cet ultime sanctuaire en pleine nature, face à l’océan, balayé par les vents et les flots.
Contre les forces maléfiques
Voilà comment les fondateurs du Skellig Michael racontent l’histoire de sa conquête. Donc, en ces lieux, un dragon rouge, créature infernale d’une effroyable cruauté, a installé son antre. Nul n’ose s’en approcher et, quand par malheur la bête en sort, elle ravage tout sur son passage en soufflant sur les collines et les prairies son haleine enflammée et empoisonnée. L’image est transparente et se retrouve dans tous les récits celtes racontant l’arrivée d’un hardi missionnaire dans une région non évangélisée. Toujours, face à lui, un serpent, un monstre, un dragon, autrement dit le diable en personne, qu’il s’agit de chasser définitivement.
Les forces maléfiques ne se combattent pas avec les armes humaines et le courage n’y suffit pas. Contre elles, seul Dieu donne la victoire et elle s’obtient, comme l’a dit le Christ, par le jeûne et la prière.
Les "grands Gaëls d’Irlande, dont les chants sont tristes et les combats joyeux", sont braves. Ce n’est pas un misérable petit dragon rouge de rien du tout qui va leur faire peur. Les meilleurs guerriers du pays n’ont donc pas hésité à l’affronter. Aucun n’en est revenu… Le monstre les a tués et dévorés.
Première leçon de cette histoire : les forces maléfiques ne se combattent pas avec les armes humaines et le courage n’y suffit pas. Contre elles, seul Dieu donne la victoire et elle s’obtient, comme l’a dit le Christ, par le jeûne et la prière. Les prochains volontaires pour la chasse au dragon, instruits de la seule méthode efficace, vont donc prier et jeûner trois jours et trois nuits. Puis, ainsi revêtus de la force divine, ils montent jusqu’au repaire de la bête. Là, une grosse déception les attend ; ils ne pourront montrer leur bravoure : le dragon rouge est mort ; il gît, charogne lamentable et puante, sur le seuil de sa tanière… À côté de lui, un glaive et un bouclier d’argent, armes magnifiques laissées par le preux qui a délivré le pays sans tirer gloire de ce fait d’armes.
« En son plus célèbre sanctuaire »
Sans songer un instant à se vanter d’une victoire qui n’est point la leur, comme cela se voit parfois dans des légendes où le héros est victime de la malhonnêteté d’un rival, les guerriers ramassent les armes et les portent à l’évêque afin qu’il se mette à la recherche du héros. Et voilà que la nuit suivante, saint Michel apparaît à l’évêque et lui révèle avoir tué le dragon. Là encore, le récit est transparent : consacrer un lieu de culte païen à l’Archange exorciste, c’est en chasser à jamais les démons. La légende ne dit rien d’autre, de manière poétique. Bien entendu, Michel attend tout de même une contrepartie en échange de ses services et il intime à l’évêque de faire porter ces trophées "en son plus célèbre sanctuaire" avec tous les honneurs qui lui sont dus.
C’était en Normandie
Quatre robustes garçons de nobles familles, les mêmes sans doute qui auraient combattu le dragon sans l’intervention de Michel, sont chargés de cette mission. Ils s’embarquent pour le continent, arrivent en Bretagne, prennent la route d’Italie. Et là, incroyable mais vrai, rien ne va plus. Ces jeunes gens si hardis, qui jusque-là ont marché d’un bon pas, se sentent les jambes coupées. Faire un pas les épuise, ils se traînent à une vitesse d’escargots et, si, par hasard, les forces leur reviennent et leur permettent d’avancer à une allure normale, c’est à reculons ! Ruses diaboliques ? Nullement ! Comme le leur explique un prêtre pris à témoin du phénomène, cela prouve que l’évêque irlandais s’est complètement trompé sur les intentions de l’Archange : son plus célèbre sanctuaire n’est pas en Italie mais en Normandie, au Mont au péril de la mer.
Les quatre guerriers prennent la route du Cotentin, et retrouvent aussitôt toute la vélocité de leurs jambes. Les armes de l’Archange seront déposées dans le trésor du Mont, attestant du lien étroit entre les deux sanctuaires d’Irlande et de Normandie, ainsi que de la prépondérance croissante de l’abbatiale cotentinaise.