Suffit-il désormais d’écrire "Jésus" et "roman" sur une quatrième de couverture pour s’assurer les têtes de gondole ? Suffit-il de reprendre des balourdises positivistes éculées pour être qualifié de "culotté" par André Comte-Sponville dans "La grande librairie" (France 5) ? C’est ainsi que Le Bâtard de Nazareth de Metin Arditi (Grasset) fait partie de ces livres dont l’écho médiatique semble inversement proportionnel à l’intérêt. Dans ce court récit intégralement horizontal, Jésus est tout entier expliqué par son statut de "mamzer" (enfant d’une union illégitime, "impur" et donc ostracisé dès l’enfance). Marie, simple d’esprit, a été violée par un soldat romain qui l’a fait boire. Toute la vie de ce Christ sans épaisseur ni profondeur est censée tenir dans le traumatisme de sa bâtardise.
Obsédé par une idée fixe
C’est une Jésus-Annie-Ernaux, obsédé par une idée fixe : "venger sa race". À la différence de Judas, toutefois, il ne se veut pas révolutionnaire, mais réformateur. À ses yeux, la loi juive est bonne, mais mal appliquée. En champion de la manipulation politique — de l’agit prop ? —, Judas est le grand metteur en scène de la naissance d’une religion. Grâce au brouillard qui cache opportunément la barque, il fait croire que Jésus marche sur les eaux ; grâce à une organisation parfaitement minutée, il fournit le pain au moment précis où cela donnera l’impression d’une multiplication miraculeuse... "Jésus était conscient des ruses de Judas. Elles le perturbaient. Mais les enjeux étaient immenses, et ils avaient passé accord : à lui l’organisation, à Jésus les sermons. Alors il laissait faire." On regrette surtout ici que l’éditeur ait laissé faire l’auteur.
Le pire est qu’il y aura des lecteurs pour trouver ça provoquant ou original, alors que l’essentiel se trouvait dans la propagande antichrétienne dès le IIe siècle ! Ceux-là mettront sûrement les jugements négatifs sur le compte de chrétiens obtus et "choqués" (le grand mot de ceux qui psychologisent toute critique pour s’en débarrasser). Pourtant, il n’est nécessaire de croire ni en la conception virginale du Christ (ce qui — combien de fois faudra-t-il le rappeler aux journalistes ? — n’est pas "l’Immaculée Conception"), ni dans la réalité matérielle des miracles, ni dans la Résurrection, pour trouver ce récit aussi creux, vain et insipide que toute tentative pour ramener Jésus aux proportions minuscules de l’auteur qui prétend récrire sa vie. On a confirmation que toute psychologie du Christ rend son existence insignifiante. Ce texte n’a ni la richesse d’un roman, ni même la force d’un blasphème. Car le blasphème, selon le juste mot de Bernanos, engage au moins l’âme, même si c’est dangereusement.
Un délégué syndical prudent
De Jésus ou de l’art romanesque, on se demande qui est le plus absent de ce récit sans grâce, divine ou littéraire. Chaque court chapitre semble avoir pour seule raison d’être de cocher une case dans la liste de ce qu’il faut expliquer rationnellement pour rendre l’Évangile acceptable par Libération. Est-ce pour marquer les deux cents ans de la naissance d’Ernest Renan ? Le Bâtard de Nazareth, c’est la Vie de Jésus, cent soixante ans plus tard, sans le talent et surtout sans l’excuse de la naïveté devant une science triomphante prétendant tout expliquer.
Quant aux nombreux dialogues, ils sont tellement artificiels qu’on n’y perçoit pas plus de verbe qu’on ne trouve de chair dans le récit. L’auteur, qui semble persuadé qu’il suffit de mettre Marie-Madeleine dans le lit du Christ pour incarner ses personnages, n’est pas plus inspiré quand il doit les faire parler. Tout est scolaire et appliqué : "Non, s’écria Simon-Pierre, au grand jamais. Tu ne ferais que le braquer. Tu aggraverais ton cas et alourdirais la peine qu’il t’infligerait pour l’avoir outragé." Le Jésus d’Amélie Nothomb parlait comme une élève de première littéraire ; celui d’Arditi parle comme un médiateur de sortie de crise : "Donnons-nous quelques jours, dit Jésus", "Avec ton aide, je vais tenter de convaincre le Sanhédrin", "Si Caïphe n’entrevoit pas qu’un rejet de sa part pourrait avoir comme conséquence un coût, comme par exemple la création d’une secte, fût-elle petite, il ne cédera sur rien d’important".
Soyons juste, ce livre a un grand mérite. Il donne une furieuse envie de lire les Évangiles et de lire des romans.
Ce Jésus ressemble, en moins vivant, à un délégué syndical prudent, se demandant s’il faut continuer la grève contre la réforme des retraites malgré les risques de débordement. On s’attend presque à ce qu’il dise à Judas de ne pas détériorer les abribus. C’est un Jésus citoyen. Il pourrait être étudié au lycée sans que nul ne craigne pour la laïcité : il parle de bienveillance, de tolérance et, pour défendre la femme d’adultère, dégaine cette question mièvrement démagogique : "Aimer, est-ce un péché ?"
Une révélation par contraste
Soyons juste, ce livre a un grand mérite. Il donne une furieuse envie de lire les Évangiles et de lire des romans. Pour ce qui est des Évangiles, Astrid de Larminat a bien montré, dans Le Figaro littéraire, que Le Bâtard de Nazareth révélait surtout par contraste leur singularité : par la présence des femmes sur le devant de la scène, ces femmes que Metin Arditi laisse au contraire à la maison ; par la constante prière de Jésus à son Père, "lien vital qui anime ses paroles et ses gestes", alors qu’Arditi n’a pas l’air d’avoir pensé que la loi juive parlait quelque peu de Dieu...
Quant à l’envie de lire des romans, le choix ne manque pas. Le Christ est d’ailleurs mille fois plus présent dans une bonne partie des romans occidentaux qui ne parlent pas directement de lui que dans ce récit qui lui est censément consacré. "Tous les enfants sont poètes, sauf Minou Drouet", disait méchamment Jean Cocteau pour dégonfler l’enfant poétesse, devenu produit marketing de son temps. On est tenté de le paraphraser en disant que tous les personnages de roman sont plus ou moins évangéliques, sauf ceux d’Arditi. Si on s’en tient toutefois à un texte qui postule un lien tout particulier entre Judas et Jésus, qu’on relise l’admirable passage de La Joie où Bernanos imagine la manière dont Jésus, au seuil de son entrée en agonie, pense à celui qui l’a trahi au point de "défier la miséricorde". C’est d’une toute autre portée littéraire, humaine et théologique que le "Nous aurons au moins créé une amitié" adressé par le bâtard de Nazareth au bâtard Ish-Kariyot.
Vieux et poussiéreux
Quant à celui qui veut le récit de l’invention d’une religion, il n’a qu’à relire La Possibilité d’une île de Houellebecq ; c’est plus fin et nettement plus drôle. Le roman d’Arditi, par la platitude de son esprit de sérieux, fait même regretter une parodie des Évangiles à la manière des Monty Python. Ainsi, après l’exposé de Judas sur la manière de diffuser la fausse nouvelle de la résurrection, quand Mathieu conclut : "La tâche est immense", on se prend à rêver que la reprise des mots du président Macron au soir de sa première élection est volontaire et que l’auteur va enfin révéler qu’il ne prend ni lui ni son roman au sérieux. Hélas, le lecteur n’aura pas même droit à cette consolation, qui aurait enfin donné un vague intérêt à l’œuvre.
Après lecture de ce livre plus plat que provoquant, une conclusion au moins s’impose. Le scientiste Renan, né il y a deux cents ans, est infiniment plus vieux et poussiéreux que le chrétien Pascal, né il y a quatre cents ans. Pascal remarquait finement :
La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent ; elle n’est que faible, si elle ne va pas jusqu’à connaître cela.
Vérité décisive, sans laquelle on ne peut sans doute ni approcher Jésus, ni écrire un roman.