Tout le monde le sait, Clovis, âgé de 15 ans à la mort de son père, doit à l’appui de l’épiscopat gallo-romain d’échapper au sort des trop jeunes princes barbares : être assassinés par leur parenté masculine plus âgée et plus éloignée du trône avec le consentement du peuple, qui veut un "homme fait" pour le protéger. Le roi des Francs saliens s’en souviendra et honorera comme ils le méritent Rémi de Reims et les autres prélats qui l’ont aidé, puis converti.
Ses fils, baptisés à leur naissance dans la foi catholique, seront moins délicats avec les hommes d’Église et, pour éviter de remettre à leur place ceux qui oseraient les morigéner, ils choisiront les évêques dans la noblesse franque, dévouée à ses souverains et qui ne s’avisera jamais de réfréner leurs caprices.
Le seul qui osait
Ainsi verra-t-on des rois polygames, qui n’hésiteront même pas à enlever des religieuses si elles sont assez belles pour leur plaire, et commettront tous les crimes possibles sans qu’aucun conseiller ecclésiastique ose le leur reprocher. À une exception près : l’évêque Germain de Paris qui n’hésitera jamais à leur dire leurs faits ; celui-ci, thaumaturge et doué d’un don de prophétie, saura brandir la menace des châtiments célestes contre ceux qui ne s’amenderont point.
Comme les catastrophes annoncées par l’évêque en cas de désobéissance à ses avertissements se produiront toujours, il finira, en effet, par obtenir des survivants qu’ils adoptent des comportements un tout petit peu plus chrétiens, respectent la parole donnée, n’abusent plus de leur force et épargnent les faibles. Bilan admirable, eu égard aux mœurs de l’époque qui lui vaudra d’être enterré en grande pompe dans l’abbatiale Saint-Vincent, sur la rive gauche de la Seine, rebaptisée en son honneur Saint-Germain-des-Prés. Lors de sa mort, le 28 mai 576, Germain aura atteint l’âge respectable de 80 ans. Un record pour un homme que sa propre famille aura, toute son enfance, essayé de tuer…
Le souffre-douleur des siens
Germain, en effet, n’aurait même pas dû voir le jour. Dernier-né d’une famille de l’aristocratie gallo-romaine d’Autun, il n’est pas désiré et sa mère, quoique catholique, encouragée par son époux et sa belle-mère, décide d’avorter de cet enfant de trop dont la naissance entame les parts d’héritage de ses aînés. Rien n’y fait : elle ne parvient pas à se débarrasser du bébé et doit poursuivre sa grossesse.
Autrefois, il restait aux parents, selon l’usage romain, la possibilité de l’abandonner à sa naissance mais l’Église a fait interdire par la loi dès les années 320 ce droit d’exposition condamnant ces infortunés soit à mourir de faim et de froid dans la rue, s’ils n’ont pas été avant dévorés par les chiens ou les cochons, soit à être élevés par des truands dans le but de les prostituer ou les faire mendier après les avoir estropiés. Certes, Autun, en cette année 496 où Germain vient au monde, est désormais sous contrôle des Burgondes, peuple germanique converti à l’arianisme, mais le droit barbare est tout aussi restrictif que celui de Rome : dès qu’il a poussé son premier cri, un nouveau-né est sacré et, dans les pires tueries familiales, nul n’ose porter la main sur les très jeunes enfants.
Prénommé Germain, peut-être en raison d’une lointaine parenté avec l’évêque Germain d’Auxerre, le garçonnet va donc vivre mais il devient le souffre-douleur des siens. Sa mère ne lui témoignera jamais le moindre amour et le laisse dans un quasi abandon. C’est un miracle s’il survit malgré les mauvais traitements dont il fait l’objet, les coups, les brimades. Cette façon qu’il a de s’accrocher à l’existence exaspère ses proches au lieu de les émouvoir et de les rappeler à de meilleurs sentiments. Victimes de maladies infantiles, ses aînés disparaissent prématurément, ses cousins aussi. Pas lui et cela ne radoucit pas son aimante famille…
L’alerte a été si chaude
Un jour vient où Germain reste, avec l’un de ses cousins, Stratidus, seul héritier de la fortune familiale. Et cela fait enrager sa grand-mère… Si elle déteste Germain, cette aïeule dénaturée idolâtre Stratidus, qu’elle voudrait voir rester seul pour hériter de tous les biens. Alors, froidement, elle décide de recourir à l’assassinat. Après les boissons abortives offertes à sa bru pendant sa grossesse dans l’espoir de "faire passer l’enfant", elle se procure du poison et en verse une dose copieuse dans un flacon de vin.
Afin d’éviter les soupçons, elle fait porter un flacon identique puisé à la même amphore mais auquel elle n’a rien ajouté, à Stratidius, le petit-fils préféré pour lequel elle se meut en meurtrière. Elle remet les deux flacons à une servante de confiance mais cette femme illettrée ne déchiffre pas la marque discrète apposée par l’aïeule afin d’éviter une confusion tragique et intervertit les cadeaux…
Renonçant à cette fortune qui fait perdre la tête à ses proches, Germain deviendra moine et prêtre.
Peu après avoir bu sans méfiance le vin offert par sa grand-mère, le petit-fils préféré se tord de douleur. Ce sera un miracle, peut-être obtenu d’ailleurs par les prières de son cousin, qu’il s’en remette. Cette fois, l’alerte a été si chaude, le crime si manifeste que certains, dans l’entourage familial, resté muet jusque-là, commencent à s’en émouvoir.
C’est le cas d’un oncle paternel, Scopilio, homme pieux qui a tout quitté pour aller vivre dans la prière loin du monde et arrache Germain à ses tourmenteurs, l’initiant, lui que personne n’a jamais aimé, à l’amour divin. Renonçant à cette fortune qui fait perdre la tête à ses proches, Germain deviendra moine, et prêtre, avant d’être appelé au siège épiscopal de Paris. Tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu, assure saint Paul.