Si vous visitez à Bordeaux la cathédrale Saint-André, peut-être aurez-vous la curiosité de vous arrêter devant le tombeau de Simon Stock et vous demanderez-vous qui est enterré là. Il s’agit d’un religieux anglais, mort en odeur de sainteté, même si la procédure de canonisation officielle n’a jamais été menée à son terme, mais néanmoins tenu pour saint dans l’Ordre du Carmel, et pour bienheureux ailleurs. Non sans raison.
Jean de l’arbre creux
En l’an 1164, dans le Kent, vient au monde un enfant baptisé John que sa mère, très pieuse, consacre aussitôt à Notre-Dame et élève dans une immense dévotion envers Marie. Est-ce avec le consentement de cette mère édifiante, ou celle-ci est-elle déjà morte à l’époque ? Vers 1176, John, âgé d’une douzaine d'années, se retire au désert, tel le jeune Jean Baptiste, son saint patron. Il prend pour abri un arbre creux — stock en anglais — de sorte qu’il devient vite pour le voisinage John Stock, Jean de l’arbre creux. L’endroit est très inconfortable, puisque l’on ne peut même pas s’y allonger pour dormir, mais c’est précisément le but recherché et la réputation de sainteté du très jeune ermite s’étend bientôt au loin. On dit, et sans doute est-ce vrai, que le garçon est en fréquent colloque avec les anges et leur Reine. Après quelques années de retraite, John se sent prêt pour aller porter l’Évangile et entame une carrière de prédicateur itinérant.
Au cours de ses pérégrinations, il rencontre un groupe de religieux venus de Terre Sainte, les premiers de leur ordre à poser le pied en Angleterre, qui lui expliquent leur vocation d'ermite et leur installation sur le Mont Carmel, là où a vécu le prophète Élie. Cette vie de prière, de méditation, de solitude et de labeur correspond exactement à ce que John recherche depuis sa prime jeunesse et, quittant son pays, il part pour le Royaume latin de Jérusalem, crée au lendemain de la première croisade, presque un siècle auparavant ; là, il se fait recevoir parmi les carmes et prend Simon pour nom de religion.
La reconquête musulmane
Va-t-il goûter aux joies spirituelles de cet asile choisi et vivre le reste de ses jours dans cette communauté qu’il a élue, sur ce mont sacré ? Non… À ses saints, Dieu réserve parfois des parcours beaucoup plus compliqués que l’existence paisible et recueillie qu’ils s’imaginaient. Simon n’est pas arrivé en Terre Sainte au bon moment. Au lendemain de la prise de Jérusalem par les croisés, en 1099, le monde musulman est divisé, affaibli, ce qui permet aux barons d’Occident, qui disposent pourtant de bien peu de troupes, de prendre le contrôle de la Palestine, du Liban, d’une partie de la Syrie et d’y fonder des fiefs et principautés solides regroupés autour du souverain de Jérusalem, mais les choses ont changé. Depuis quelques années, l’Islam s’est retrouvé un chef, en la personne de l’émir kurde Saladin, valeureux guerrier et preux authentique dont les talents militaires renversent la situation et permettent de reprendre plusieurs points stratégiques d’importance. Les Francs tiennent bon, en grande partie grâce à l’héroïsme du très jeune roi de Jérusalem, Baudouin IV, qui, bien que rongé par la lèpre depuis son enfance, combat pour la chrétienté tant qu’il lui est resté un souffle de vie. Sa mort, sans descendance, à 24 ans, fait passer la couronne du royaume latin à sa sœur Sibylle, ou plutôt à l’époux que la petite reine s’est choisi, Guy de Lusignan. Le drame est que Sibylle a pensé à ses intérêts plutôt qu’à ceux de ses États ; tombée amoureuse de Lusignan pour sa grande beauté, elle n’a pas écouté ceux qui la mettaient en garde contre la prétentieuse sottise de ce cadet de la noblesse poitevine, grisé par cette couronne tombée du ciel, et contre sa couardise…
Quelques années suffisent à Lusignan pour anéantir l’œuvre de ses prédécesseurs. En juillet 1187, contre l’avis des Maîtres des Ordres du Temple et de l’Hôpital, qui connaissent Saladin, il engage l’armée franque dans le défilé des Cornes de Hattin, où l’émir va l’écraser… Pour le Royaume latin, ce désastre marque le commencement de la fin ; certes, son dernier bastion, Saint-Jean d’Acre, ne tombe qu’en 1291, mais, d’ores et déjà, faute d’une entente efficace des souverains chrétiens, la reconquête musulmane est inévitable.
Il réforme le Carmel
Cela, les Carmes le comprennent peu à peu et, dans les années 1220-1230, alors que les armées islamiques se rapprochent dangereusement du Mont Carmel que les croisés successifs n’ont pas l’intention de défendre, bien d’autres positions étant prioritaires, ils admettent qu’ils vont, eux aussi, devoir s’en aller et regagner l’Europe tant que le rapatriement peut se faire dans les meilleures conditions. Ils s’y résolvent au début des années 1240.
Simon a déjà plus de 70 ans, ce qui fait de lui, pour l’époque, un vieillard mais l’âge n’a pas entamé son intelligence, son bon sens et ses capacités d’administrateur, raison pour laquelle il est élu prieur général de l’Ordre du Carmel en 1247. La situation des carmes est alors catastrophique. Leur charisme propre, érémitique, étroitement lié aux Lieux Saints, s’adapte mal à la réalité ecclésiale européenne. Certains frères s’en vont, les vocations tarissent, la disparition de l’Ordre semble désormais quasi inévitable. Quelle marge de manœuvre cela laisse-t-il à un vieillard, peut-être nommé à ce poste pour assumer un rôle de liquidateur ? Mais Simon Stock, nouveau général des carmes, n’a pas l’intention d’enterrer sa communauté ; bien au contraire ! Avec une ardeur juvénile, il décide de la transformer. Lui qui a tant chéri l’érémitisme comprend que l’époque attend autre chose. Ce qui fonctionne, désormais, ce sont les Ordres mendiants, tels ceux fondés par François d’Assise et Dominique de Guzman ; alors, il réécrit la règle carmélitaine pour l’adapter à ces nouvelles aspirations de la catholicité et obtient la bénédiction du pape Innocent IV. Cela va-t-il suffire ? Peut-être pas mais Notre-Dame, véritable Maîtresse de l’Ordre, va s’en mêler et prendre les choses en main.
Un nouvel habit, pour l’Éternité
Rentré en Angleterre, où il examine les possibilités d’ouvrir des maisons dans les grandes villes universitaires, là où se trouve la jeunesse, donc les éventuelles vocations, Simon, en juillet 1251, séjourne à Cambridge. Le 16 juillet, fête de Notre-Dame du Mont Carmel et fête patronale de l’Ordre, alors qu’il est en oraison, la Sainte Vierge lui apparaît ; elle tient un scapulaire, c’est-à-dire, au sens premier du terme, un vaste vêtement qui couvre les épaules, scapula en latin, de couleur beige. Se penchant vers Simon, elle lui dit : "Mon fils bien-aimé, recevez pour vous et tout mon Ordre ce scapulaire. C’est le signe particulier de ma faveur, que j’ai obtenu pour vous et pour mes fils du Carmel. Celui qui mourra revêtu de cet habit sera préservé du feu éternel." Autrement dit, aucun carme mort revêtu de ce nouvel habit de l’Ordre, ce qui signifie qu’il est demeuré fidèle jusqu’au bout à ses vœux, ne risquera l’enfer. Cette promesse peut nous sembler, à nous qui ne prenons plus au sérieux la menace de la damnation éternelle, sans intérêt, d’autant qu’elle va avec une vie de renoncements et d’austérités peu tentante, mais, au XIIIe siècle, alors que l’on redoute la sévérité du jugement divin et que la perspective de se perdre pour l’éternité cause de vraies angoisses même aux meilleurs chrétiens, une telle garantie a de quoi séduire.
L’histoire de l’apparition de Notre-Dame au prieur général et de sa promesse se répand, et suscite une vague de vocations sans précédent. Le Carmel est sauvé. Les années qui suivront seront, pour Simon, une période d’intense activité car il fonde, entre autres, les maisons carmélitaines de Cambridge, puis d’Oxford, Paris, Bologne, situées dans de grands centres universitaires où le recrutement de novices sera facilité.
"À l’heure de notre mort"
Tout cela est si opportun que certains historiens modernes, soulignant que la première version de l’apparition du 16 juillet 1251 sera rédigée au XVe siècle, laisseront entendre qu’il ne s’est peut-être rien passé ce jour-là et que Simon aurait tout inventé, réussissant une remarquable opération de communication. Cette version ne tient pas. D’abord parce que ce genre de manipulation sacrilège n’est guère dans les mœurs du temps, et surtout parce que le Ciel se chargera d’entériner de maintes manières les promesses faites par Marie à Simon. L’extraordinaire floraison mystique du Carmel, les immenses figures de sainteté qui l’illustreront ne sauraient être le fruit d’une fraude, pas plus que la vaste popularisation du scapulaire qui, au fil du temps, réduit à une petite pièce de tissu symbolique, pourra être donné aux simples fidèles et entraînera la création de nombreuses confréries.
Enfin, pour se persuader tout à fait de la sainteté, et donc de l’honnêteté de Simon, il faut s’arrêter à ses derniers instants, le 16 mai 1265, à plus de cent ans. Quels sont, en effet, les ultimes paroles de Simon ? "Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort." Quoi d’étonnant, direz-vous, n’est-ce pas la fin de l’Ave Maria devenu familier aux catholiques grâce à la propagation du rosaire par les dominicains ? Eh bien, parce que, jusqu’à ce 16 mai, la prière s’arrêtait à "Vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni." C’est après la mort du général du Carmel que l’Église a honoré sa piété mariale en rajoutant ses derniers mots. Quelle meilleure accréditation pouvait-elle donner à l’homme et au message dont il a été le porteur ?