En cette année 1810, la police impériale est sur les dents. En envahissant les États pontificaux et en les annexant à l’Empire avant d’emprisonner le pape Pie VII, Napoléon s’est mis les catholiques à dos. L’empereur a perdu la sympathie de l’Église obtenue par la négociation du Concordat. Si, officiellement, le clergé français reste fidèle au régime, il n’en va pas de même d’une bonne partie des fidèles, qui basculent dans l’opposition. Certes, le fait de distribuer des tracts hostiles à la politique religieuse de l’empereur, publier le bref d’excommunication qui, d’ailleurs, ne le nomme pas ne devrait pas suffire à déstabiliser le pouvoir mais, et le ministre de la Police le sait, tout cela va plus loin. D’abord parce que ces militants catholiques exaspérés sont en train, partout en France, mais aussi en Belgique et ailleurs, de réveiller les vieux réseaux de résistance nés pendant la Terreur, tous proches des milieux royalistes. Mais aussi parce que, en apportant une aide active aux auxiliaires du souverain pontife prisonnier, en particulier aux « cardinaux noirs » — ainsi surnommés car, déchus de leurs sièges et de leurs fonctions, ils ont dû reprendre la soutane des simples prêtres — ils entravent les tentatives de mise au pas du catholicisme voulue par Napoléon.
La carmélite millionnaire
Parmi ces « cardinaux noirs » qui continuent, malgré tout, à diriger les affaires ecclésiales, Mgr Di Pietro, personnage d’envergure, très proche du pape, que la police tient à l’œil. Il apparaît bientôt que le prélat n’est si à l’aise à Paris, où il n’a pas le droit de venir, qu’en raison de l’aide constante et très efficace apportée par une mystérieuse « Dame Camilla »… Pas de doute, découvrir cette dangereuse conspiratrice reviendrait à démanteler une bonne partie de l’organisation. Au ministère, l’on se sentira nettement moins heureux lorsque l’on comprendra que « Dame Camilla » est en fait la Révérende Mère Thérèse Camille de l’Enfant Jésus, née Camille Marie Françoise de Soyécourt, surnommée « la carmélite millionnaire », une femme que rien ni personne n’a jamais effrayé et trop connue pour ne pas être ménagée.
Lorsqu’elle vient au monde à Paris, le 25 juin 1757, la troisième fille du marquis Charles de Soyécourt et de son épouse, Marie-Sylvine de Béranger-Sassenage, n’est pas accueillie par des cris d’allégresse. Pour cette troisième naissance, les siens attendaient enfin un garçon et l’une de ses tantes, dépitée, s’écrie, devant le berceau, à la question traditionnelle « comment l’appellerez-vous ? » : « Mademoiselle de Trop ! » « Qui sait, a répondu une autre parente, si cette petite ne sera pas l’honneur et la consolation des siens ? »
Elle attendra d’avoir 25 ans
Elle ne s’est pas trompée. Enfant intelligente et douce, Camille n’a donné que des satisfactions à ses parents qui envisagent pour elle un beau mariage, très avantageux pour leur noble famille picarde. Et peu importe, cela ne choque pas vraiment à l’époque, que le prétendant soit beaucoup, vraiment beaucoup plus âgé qu’elle. Épouser un quinquagénaire n’est certes pas le rêve d’une jeune fille de 16 ans, mais Camille, obéissante, n’a rien dit, et pas même fait valoir qu’elle est attirée par le cloître. Au demeurant, elle trouve son fiancé si vieux qu’elle pense ne pas rester mariée très longtemps et se dit, pour se consoler, qu’une fois veuve, ce qui ne saurait tarder, elle pourra toujours prendre le voile. Le Ciel va en décider autrement et son promis cacochyme ne va même pas vivre jusqu’à la date prévue pour le mariage. Libérée d’une union dont elle ne voulait pas, Camille trouve enfin le courage d’expliquer à ses parents qu’elle aspire à la vie religieuse, et se heurte à un refus indigné. Imperturbable, elle répond qu’elle attendra d’avoir 25 ans, l’âge de la majorité, pour se donner à Dieu.
Bien sûr, ses parents tenteront de la faire changer d’avis et manqueront presque y parvenir car la jeune fille prend goût aux fêtes, aux beaux atours, à la vie facile de son riche milieu mais son directeur de conscience la ramène à la pratique de l’oraison, et Camille, en février 1784, suit finalement son inclination en entrant au carmel où elle prononce ses vœux solennels en 1785. La suite de l’histoire ne sera pas ce que sœur Thérèse de l’Enfant Jésus — le nom qu’elle reçoit — imaginait…
Camille fait face
En septembre 1792, au lendemain des effroyables massacres qui ont ensanglanté Paris, les carmélites, qui ont réussi jusque-là à s’y maintenir, malgré l’interdiction des vœux de religion, sont chassées de leur couvent. La prieure a prévu ce dénouement et loué des appartements où les religieuses s’installeront par petits groupes et continueront, en civil, à mener la vie communautaire. Inquiets, les Soyécourt conseillent à leur fille de les rejoindre en province mais elle refuse et s’installe avec ses sœurs rue Mouffetard. Les carmélites ne font pas que prier, elles aident aussi à maintenir le culte clandestin et cachent des prêtres réfractaires, ce qui est passible de mort. Elles sont arrêtées le Vendredi Saint 29 mars 1793, mais relâchées faute de preuves en juin. Le temps de la Grande Terreur, qui ne s’encombrera plus de formes juridiques pour tuer, n’est pas encore venu.
La vie reprend, mais, à la fin de l’automne, Camille apprend l’arrestation de ses parents et leur emprisonnement, son père dans l’ancien couvent des Carmes, sa mère dans celui de Sainte Pélagie. Ce n’est pas que les Soyécourt représentent un danger pour la République, c’est qu’ils sont très riches et que les envoyer à l’échafaud permettra de confisquer leur immense fortune. Sans argent, séparée de sa communauté, Camille fait face, animée d’un seul souci : apporter de l’aide à ses parents et à sa sœur aînée, emprisonnée avec eux. Ses efforts ne les sauveront pas. Mme de Soyécourt meurt en prison, son mari et sa fille montent à l’échafaud fin juillet 1794, juste avant la chute de Robespierre, qui les aurait sauvés.
Un carmel clandestin
Camille, stoïque, profite des événements de Thermidor pour obtenir la tutelle du fils de sa sœur, qu’elle emmène à l’abri dans une ferme leur appartenant et qui n’a pas été confisquée, où elle révèle ses capacités d’administratrice et commence à remettre en état ce qui peut l’être dans les affaires familiales. Mais le carmel lui manque… En 1795, elle regagne Paris, loue un logement rue Saint-Jacques, entreprend de retrouver ses compagnes, puis un maximum de carmélites encore en vie et désireuses de regagner leur clôture. Un couvent, clandestin, renaît, qu’il faut faire vivre. Des amis lui font remarquer qu’elle est en droit de réclamer, seule survivante, la fortune familiale. Elle rétorque qu’elle a fait vœu de pauvreté. Des prêtres, qu’elle loge, aide, secourt, lui objectent que l’Église a besoin d’argent. Après avoir pris conseil du pape Pie VI qui l’autorise à manquer à son vœu, elle récupère plusieurs millions, somme colossale, qui serviront uniquement à la restauration du Carmel et du catholicisme en France. Elle commence par racheter les bâtiments du couvent des Carmes, promis à la démolition et qu’elle sauve, parce que son père y a vécu ses derniers mois, et que l’endroit fut témoin, les 2 et 3 septembre 1792, du massacre des prêtres incarcérés là.
Un carmel clandestin, car la reprise de la vie religieuse contemplative n’est pas au programme, s’installe dans cette antique maison de l’Ordre mais bien d’autres églises parisiennes bénéficient de son aide financière. Elle n’oublie pas la province. Mère Thérèse de l’Enfant Jésus reconstituera soixante maisons de carmélites et des dizaines d’instituts religieux lui devront d’avoir pu recommencer.
Le pouvoir n’est pas dupe
Telle est la femme, « douée d’un véritable génie de l’organisation », que la police impériale se décide, malgré tout, à arrêter en 1811. Incarcérée, Mme de Soyécourt ne dit mot. La vie au carmel l’a préparée à un quotidien plus dur que celui d’une geôle en comparaison relativement confortable. Elle joue un jeu dangereux et le sait car Napoléon a sur elle un puissant moyen de pression : faire fermer son couvent et anéantir son œuvre. Elle s’en remet à la Providence pour éviter ce dénouement, et elle a raison. Arrêté à son tour, un haut prélat dédouane « Dame Camilla », réputée n’avoir rien fait, ce qui est très exagéré… Le pouvoir n’est pas dupe mais se contente de l’exiler à Guise, sans parvenir à l’empêcher de conserver ses réseaux et même de revenir vivre à Paris, aux Carmes.
Afin de ne pas perdre la face, et prétextant un état de santé nullement dégradé, on se décide à lui rendre sa liberté. Napoléon, qui a compris à qui il avait affaire, soupire, admiratif : « Il n’est pas prudent de discuter avec Mme de Soyécourt », avant d’ajouter qu’il aimerait trouver dans son propre entourage quelques personnes aussi fidèles et dévouées à sa personne que la religieuse à celle du pape. Dans un geste d’apaisement, alors même qu’il fait fermer d’autres instituts religieux réfractaires à ses vues, il reconnaît officiellement en 1813 la renaissance du carmel en France. Camille de Soyécourt mourra en 1849, le 9 mai, au bel âge de 91 ans.