Il fait bon s’amuser, au début du XVIIe siècle, à la foire Saint-Germain. C’est le rendez-vous aussi bien de la noblesse qui vient familièrement s’y mêler au peuple de Paris que de la bourgeoisie aisée, des commerçants, des artisans, des étrangers de passage attirés par la réputation de l’endroit. Cette affluence attire également, tout le monde le sait, mendiants, voleurs à la tire, truands, qui savent dérober bourse, bijou, manchette de dentelle sans que leur propriétaire s’en aperçoive ou entraîner un imprudent, aguiché par une fille, dans une ruelle déserte pour le dévaliser, voire lui trancher la gorge… Cela fait partie du quotidien d’une capitale pas encore remise de décennies de guerres civiles et étrangères, où misère noire et violence règnent toujours.
Un carnaval spécialement animé
Cette réalité, chacun cherche à l’oublier et la foire le permet ; l’on va du stand d’un marchand de fourrures moscovite à celui d’un drapier italien débitant des velours de Gênes, de l’estrade d’un vendeur d’orviétan qui propose aux crédules des remèdes improbables mais à l’efficacité garantie à un théâtre de marionnettes, du spectacle improvisé d’une troupe de bateleurs aux danses effrénées d’une belle Égyptienne, comme on appelle alors les Gitans, on achète des gaufres — on dit alors des oublies — à une vendeuse ambulante, ou des saucisses grillées à un rôtisseur. L’on s’attable à une terrasse pour boire du vin de Suresnes. Il y a de quoi satisfaire tous les goûts, jusqu’aux moins avouables et c’est l’agrément de la promenade.
Ce jour de 1629, un peu avant le carême, le carnaval permettant plus de licence encore que d’habitude, l’ambiance de la foire est spécialement animée, et certainement pas édifiante. Cela n’empêche pas l’abbé Jean-Jacques Olier et quelques autres jeunes clercs qui, comme lui, n’ont pas encore reçu les ordres sacrés et n’ont d’ailleurs pas très envie de les recevoir, ne se destinant à l’Église que pour satisfaire les combinaisons familiales de carrière, bénéfices et fortune, de s’y promener gaiement.
Qui est cette femme ?
Fils de bonne famille, Jean-Jacques Olier de Verneuil, avec ses cheveux bouclés, ses habits fins de soie violette et le sillage parfumé qu’il laisse derrière lui, évoque davantage un jeune homme à la mode qu’un séminariste mais il est vrai, pour son excuse, qu’en cette année 1629, des séminaires, en dépit des volontés du concile de Trente, datant pourtant de 1563, il n’en existe toujours pas en France et que les futurs prêtres continuent d’être formés, tant bien que mal, par le curé de leur village en zone rurale, par l’université quand ils ont les moyens d’en suivre les cours. Les résultats ne sont pas toujours heureux. Le jeune Olier en est un parfait exemple. Ce sacerdoce, auquel le destine ses parents, n’est à ses yeux qu’une carrière comme les autres. S’amuser à la foire Saint-Germain ne lui semble donc pas déplacé. Et pour s’amuser, il s’amuse. À 21 ans, sans doute est-ce excusable.
Mais voilà que, soudain, une femme qu’il n’a jamais vue se plante devant lui et lui lance, comme si elle le connaissait de longue date :
Ah, monsieur l’abbé, que vous me donnez de la peine et que je dois prier pour votre conversion !
L’inconnue a les yeux pleins de larmes et sa façon de le regarder trouble profondément Jean-Jacques, même si, sur l’instant, devant ses amis, il feint de rire de l’incident. Il est si troublé, au vrai, qu’il va se renseigner. Qui est cette femme ? Une folle, comme il peut en traîner dans les rues, vaticinant n’importe quoi ? Cela l’arrangerait. Mais ce n’est pas le cas. La personne en question se nomme Marie Rousseau. Épouse d’un des vingt-cinq marchands de vins de la capitale, grossistes respectés à la tête de commerces florissants, elle est aussi une mystique vivant dans le siècle, à l’instar de quelques autres femmes qui parviennent à concilier vie de prière intense, contemplative, devoirs familiaux et professionnels. Mme Rousseau a commerce avec le Ciel, le clergé parisien n’en doute pas et, quand elle prophétise, car c’est le mot juste, on la prend au sérieux. Tout comme on la prend au sérieux quand elle affirme prier pour la conversion de son prochain, affaire grave qui ne se traite pas à la légère.
Deux autres femmes
Selon toute vraisemblance, Mme Rousseau ne connaît pas l’abbé Olier mais, si elle prie pour les vocations en général, il lui arrive aussi d’avoir des lumières plus particulières sur l’avenir de telle ou telle âme. Voilà ce qui lui est arrivé quand elle a croisé le jeune homme et compris à la fois que Dieu avait des vues sur lui, et qu’il regimbait, au risque de se perdre. Détail extraordinaire dont témoigne son journal intime, tenu à la demande de son confesseur, Marie Rousseau continuera à prier pour Olier et parlera encore de lui à vingt ans de là, quand il sera devenu, contre toute attente, l’une des grandes figures du catholicisme français.
Car, la rencontre prise à la légère va changer la vie de Jean-Jacques qui commence à regarder le sacerdoce différemment. Et puis, le Ciel ne le lâche pas. De plus en plus souvent, il fait des rêves étranges où il voit une dominicaine lui dire, elle aussi, qu’elle prie pour lui. Il ne la connaît pas non plus, jusqu’au jour où un hasard providentiel le met en présence de la religieuse inconnue, Agnès de Langeac, nièce de Montaigne, future bienheureuse, qui lui confirme avoir reçu mission, elle aussi, de veiller sur lui. Une troisième femme achèvera la conversion de l’abbé Olier, la Sainte Vierge elle-même qui, en 1640, au cours d’un voyage italien, le guérit, alors qu’il s’est arrêté, par curiosité, au sanctuaire de Lorette, d’une ophtalmie qui menaçait de lui faire perdre la vue. Cette fois, c’en est trop. De retour à Paris, Olier change de vie, soutenu dans ses efforts par Vincent de Paul, qu’il vient de rencontrer et qui sera son guide, son appui, son modèle.
Il faut des séminaires
Parmi toutes les œuvres auxquelles il se dévoue, Monsieur Vincent en chérit une spécialement : celle des Missions qui vise à évangéliser les campagnes abandonnées et, pour cela, à redonner aux paroisses rurales un clergé digne de ce nom et convenablement formé. Pour y parvenir, il faut commencer par faire des prêtres pieux et instruits. Ce qu’il manque à la France, ce sont des séminaires. Monsieur Vincent en a fondé un, Jean Eudes ne tardera pas à en faire autant, un autre ouvrira à Paris, sur la paroisse Saint-Nicolas du Chardonnet. Cela ne comble pas les besoins immenses d’un pays livré à des clercs ignorants à ne pas savoir parfois lire et écrire, ne connaissant ni leurs prières ni le catéchisme ni la formule de l’absolution, incapables de célébrer la messe, vivant mal, scandaleusement. L’abbé de Saint-Cyran écrit : "De mille prêtres, pas un !", autrement dit, parmi ceux qui sont revêtus de la dignité sacerdotale, pas un qui soit un prêtre selon le cœur de Dieu…
La tâche est urgente, immense, nécessaire. Reste qu’elle ne séduit pas l’abbé Olier. Il préférerait partir au loin porter l’évangile mais c’est en France que l’on a besoin de lui. Le 29 décembre 1641, avec quelques amis, il s’installe à Vaugirard, alors la banlieue parisienne, et fonde ce qui deviendra le séminaire de Saint-Sulpice et la congrégation des Prêtres du Clergé, entièrement vouée à la formation des futurs prêtres.
Une étrange maladie
Là encore, cela n’ira pas sans souffrance car, pour lui éviter de se gonfler de son incontestable succès et d’une notoriété croissante, Dieu permettra qu’il soit atteint, durant plusieurs années, d’une étrange maladie qui lui fera perdre ses capacités intellectuelles, lui interdira même de parler, lui, prêcheur et orateur, ne pouvant plus prononcer que des mots sans queue ni tête, insanités absurdes qui le feront, un temps, passer pour dément. Cela pour lui rappeler que Saint-Sulpice, et les fleurs de sainteté qu’il donnera, viendront de Dieu, non de ses propres efforts.
Usé, Monsieur Olier disparaît à cinquante ans, en 1657. Son œuvre est alors en plein développement et s’étend jusqu’à la Nouvelle France où les Messieurs de Saint-Sulpice fonderont Montréal. Quand vous vous demanderez à quoi peut bien servir de prier pour les vocations, les séminaristes, les prêtres, pensez donc à lui, à Marie Rousseau et à Mère Agnès de Langeac !